Si vous maîtrisez l'anglais américain...

Le texte original : The Entertainment Value of Snuffing Grandma.

Les essais de Joe Bageant sont joliment mis au format PDF par le site Coldtype.

Joe bageant est né en 1946 à Winchester en Virginie. Vétéran du Vietnam et du mouvement hippie, il a débuté sa carrière de journaliste en chroniquant la contre-culture des années 1970. Ses essais politiques publiés sur l'internet anglophone lui ont conquis un vaste public •

La valeur divertissante de buter mamie

Une nation d'enfants soutient la mafia

Par Joe Bageant
20 août 2009

Chaque jour je reçois des lettres me demandant de peser dans la bagarre pour le système de santé. Comme si un écrivain beauf armé d'un clavier, d'un paquet de clopes et de toute la désinformation et tout le vitriol disponible sur l'internet pouvait contribuer en quoi que ce soit à la tempête de merde déjà en route. Par ailleurs, mon point de vue irraisonné mais bruyant sur le sujet est souvent aussi bienvenu qu'un prout dans une combinaison spatiale. Rien de cela ne m'ayant jamais empêché de me faire passer pour un imbécile dans le passé. Alors voici.

Y'a pas le moindre débat sur le système de santé, frérot. Ce qui se déroule ce sont des négociations mafieuses sur l'assurance, et sur quelle mafia aura la plus grosse part du blé, que ce soit le blé du contribuable ou le fric qui ne se trouve pas dans le porte-monnaie du pauvre vieux Jim. Le brouhaha est pour le racket de l'assurance, pas pour offrir des soins médicaux à des êtres humains. C'est simplement une autre façon de rançonner les gens concernant un besoin fondamental — la santé.

Malheureusement, les gens ont été hypnotisés par les productions médiatiques, délibérément distrayantes et théâtrales, de notre État-spectacle depuis si longtemps qu'ils ont muté vers l'impotence. En conséquence, ils sont incapables de se poser une simple question : si les profits des sociétés d'assurance sont d'un tiers des coûts du système de santé, et si tout ce que font les sociétés d'assurance est de livrer notre argent aux fournisseurs de soins médicaux pour nous (ou en fait, si elles font tout ce qui est en leur pouvoir pour garder l'argent pour elles), pourquoi avons nous besoin de compagnies d'assurance ?

Réponse : parce que Wall Street prend une grosse part dans l'action. Et personne ne se frotte à la mafia de Wall Street (comme l'argent extorqué du sauvetage bancaire l'a prouvé). De meilleurs (et de pires) présidents ont essayé. Certains ont fait un authentique effort pour faire passer cela au Congrès. D'autres en ont exprimé le désir publiquement, mais après avoir été dérouillés en privé par l'industrie de la santé, ils ont décidé de s'écarter de l'idée. Par exemple :

1. Hillary Rodham Clinton a dirigé en 1993, durant la présidence de son époux, un projet de réforme du système de santé américain. Après une vigoureuse campagne de dénigrement, le projet fut repoussé par un parlement majoritairement démocrate.

2. La robe bleue en question, portant une tâche de sperme, était une pièce à conviction dans l'affaire intensément politique des frasques sexuelles commises par le président Bill Clinton avec une stagiaire de la Maison Blanche.

3. Il est indispensable lorsqu'on lit des textes politiques américains de garder à l'esprit que le mot liberals y désigne, à l'inverse de l'usage français actuel, des gens de gauche. En revanche, les gens que nous appelons libéraux ou ultra-libéraux sont en Amérique des neo-conservatives (parfois abrégé en neo-cons). L'usage américain a été transposé ici car il rend une meilleure justice à l'étymologie. De plus, l'appellation neo-cons a aux oreilles françaises des résonances si flatteuses que nous pourrions bien finir par l'adopter.

4. Barack Obama a publié en 2006, avant son élection à la présidence américaine, un livre politique intitulé L'audace de l'espoir : pensées sur la reconquête du rêve américain (The Audacity of Hope: Thoughts on Reclaiming the American Dream ; le titre de l'édition française est : L'audace d'espérer : une nouvelle conception de la politique américaine).

5. Dans le texte : single payer health care, un système entièrement public de financement de la santé, sans nationalisation des prestataires médicaux.

Franklin Roosevelt voulait l'assurance santé universelle.

Harry Truman voulait l'assurance santé universelle.

Dwight Eisenhower voulait l'assurance santé universelle.

Richard Nixon voulait l'assurance santé universelle.

Lyndon Johnson voulait l'assurance santé universelle.

Bill Clinton voulait... attendez, on ne peut pas en être sûr... parce qu'il s'est assuré que si le sujet lui pétait à la figure — ce qui est arrivé — Hillary resterait à tenir l'étron1. Faut-il s'étonner que cette femme soit si hargneuse à la moindre provocation ? D'abord rester à tenir le sac sur l'assurance santé, puis les taches sur cette robe bleue2...

Alors pourquoi les libéraux3 américains ont-ils cru qu'Obama rapporterait à la maison le jambon du système de santé ? Parce qu'ils vivent dans un monde de petits fours idéologiques. C'est un grand quartier, un endroit très spécial où votre vote est important, et où en élisant le bon candidat, vous pouvez changer notre pays adoré. La plupart des Américains vivent dans ce quartier, bien qu'ils n'aient jamais personnellement rencontré de massifs et de parterres de choses telles que les valeurs et l'espoir en fleurs. L'espoir que nos désirs couplés avec les efforts d'un bon et décent président peuvent affecter le changement. Évidemment ces électeurs n'ont jamais entendu le vieil adage : Espère dans une main et pisse dans l'autre, et voit laquelle se remplit la première.

Le massacre des innocents par le lobby de la santé a presque anéanti l'utilité politique du mot espoir. Personne, particulièrement Obama4, ne l'utilise à présent.

La première bagarre sur scène de l'administration Obama — les soins médicaux assurés par le gouvernement — s'est rapidement assagie vers le scénario habituel de gens très riches et très puissants dans des costumes chers trouvant un compromis, autrement appelé statu quo. Le système de santé à payeur unique5 est vite devenu une alternative gouvernementale à l'assurance privée, et c'est maintenant un système de coopératives médicales. Ensuite viendra : une assurance santé légèrement meilleure qu'avant (mais pas les services médicaux), par les mêmes compagnies d'assurances mais au double du prix ; ne vous inquiétez pas cependant, nous sommes en train d'accroître votre charge fiscale pour que vous puissiez vous le permettre.

Les rencontres télévisuelles de hurlements, ayant atteint leur but, sont finies à présent. La présidence et la nation sont retombées dans la normalité de la conscience d'État officiellement autorisée et de son curieux non-langage, modifié et modelé quotidiennement par la symbiose du gouvernement et des affaires. Au fil des générations nous en sommes venus à intérioriser ce langage imagé, qui est tout à fait théâtral quand on le réchauffe pour la consommation publique, et ternement bureaucratique quand l'attention doit être évitée. Mais il est toujours vide de contenu et de n'importe quelle sorte de vérité. Dans le théâtre d'État géré par les sociétés, ce n'est pas qu'une chose soit vraie ou fausse qui importe, mais comment elle sonne, paraît, et comment on l'appelle. Appelez l'assistance de fin de vie une commission de la mort, et vous venez juste de changer la pitié et le choix en un grand Satan de plus.

À la fin cependant, le système de santé dans le style américain revient aux préférences de deux castes d'élites, le Congrès et les puissances affairistes, aucune des deux ne pouvant exister sans l'autre. Les sociétés ont besoin du gouvernement pour autoriser leurs méthodes d'extraction de la richesse du public. Le Congrès a besoin des sociétés pour financer les courses de chars de ses campagnes. En ce moment les membres du Congrès ont une excellente occasion de mettre la pression sur les lobbyistes de l'industrie de la santé pour du vrai pognon :

6. Ne cherchez pas ce sénateur imaginaire, dont le nom pourrait se traduire par un quasi-tolkinien Préplat Landebois.

7. Une pre-existing condition désigne toute faiblesse physiologique de l'assuré susceptible d'augmenter le coût de sa couverture santé. Dans la pratique, il s'agit surtout d'un prétexte utilisé par un assureur pour refuser à un client tombé malade le bénéfice de sa police d'assurance.

8. Divers membres du Parti républicain susceptibles de concourir pour l'investiture lors des prochaines présidentielles.

9. Le Parti républicain est surnommé Grand Old Party, le Grand Vieux Parti.

10. Richard Bruce Cheney était le vice-président de George W. Bush et demeure un membre important du Parti républicain, quoique son activité actuelle semble se borner à la rédaction de ses mémoires.

11. Sarah Louise Palin était la vice-présidente potentielle du candidat républicain John McCain lors des présidentielles de 2008. Elle est à l'origine de l'assimilation de l'assistance aux personnes en fin de vie à une prétendue commission de la mort (death panel).

Sénateur Smedley Heathwood6 : Oh, j'sais pas, j'aime plutôt bien l'alternative d'Obama.

Godzilla Santé Inc. : Tenez, prenez cette valise remplie de lingots d'or, appelez-moi si vous tombez à court. Et n'oubliez pas, nous avons cette loi, La vie est une condition pré-existante7, qui arrive au Sénat bientôt.

Frères siamois, joints par la hanche, ils partagent le même but, la préservation du contrôle — le contrôle social du gouvernement et le contrôle économique des sociétés. Et l'on ne peut pas avoir l'un sans l'autre.

Obama a été élu sur un espoir de réforme, bien que l'on ne puisse pas réformer une mafia, seulement payer davantage par l'extorsion d'argent. Il a de la chance que cela n'ait pas été une authentique demande de réforme, juste d'espoir. Nous avons de la chance de ne pas avoir demandé une réforme parce que nous ne l'aurons pas. Nous avons juste espéré une réforme. Obama n'a pas besoin de réformer la mafia de l'industrie de la santé. Tout ce qu'il a à faire est de se donner l'air d'avoir essayé, et espérer que se soit assez convaincant. Ce que nous avons vu est probablement sa meilleure tentative aussi. Pourquoi pas ? Il y a toujours une mince chance que cela puisse marcher, auquel cas son bilan présidentiel serait assuré. Et si ça ne marche pas, et bien, les progressistes sérieux qui sont furieux à hurler contre lui à présent auront encore à voter pour lui en tant que président sortant en 2012. Ou à apprendre à aimer quelqu'un comme Mitt Romney, Sarah Palin, Mike Huckabee, Jeb Bush, Rick Santorum8 (choisissez le vôtre) ou l'un de ces encore inconnus que le GOP9 tire de sous le poulailler et fait mousser comme un nouveau visage. Par chance, Dick Cheney10 est hors de question, excluant un coup d'État par l'aile d'extrême droite du schizophrénique GOP. Mais quand même, après Palin11, on tremble aux perspectives.

Quoi qu'il arrive, nous ne verrons pas le Congrès se dresser contre l'extorsion de sa population par l'industrie de la santé. Nous ne verrons même pas la plus ordinaire sorte de soins déclarée un droit humain, comme elle l'est dans tant d'autres pays. Nous verrons, en revanche, un plus grand accès à la trésorerie publique par les sociétés d'assurance.

Tous les pays du monde font maintenant partie d'au moins un traité qui concerne la santé en tant que droit humain, incluant les conditions nécessaires pour mettre en œuvre les services de santé. Les soins médicaux sont un droit dans la Déclaration universelle des droits de l'homme. Bon Dieu, même Saddam Hussein fournissait les soins médicaux.

12. Le Taser est un pistolet à choc électrique destiné aux forces de l'ordre et autres vigiles. Présenté par son fabricant comme une arme sans danger, le Taser est soupçonné d'avoir déjà causé des centaines de morts.

Que les Américains ne puissent saisir cet aspect fondamental des droits humains (mais aussi, nous ne pouvons même pas obtenir la nutrition infantile, ou de limiter le nombre de fois que l'on peut taser12 une veille dame dans un aéroport, pour commencer), se joindre au monde civilisé et assurer de telles choses à la population est un signe. Le signe que nous vivons dans un vide excluant les niveaux admis de pitié et de décence communs aux pays démocratiques et civilisés ailleurs. Le signe que même nous, les citoyens, préférons entretenir et répandre des mensonges plutôt que d'accepter des vérités telles que : la plupart des gens dans les pays avec un système de santé universel ne l'abandonneraient jamais en faveur du système américain.

13. On peut lire à ce sujet, sur ce même site : Ce bastion du socialisme américain par Dmitry Orlov.

Par dessus tout, cependant, c'est le signe que nous vivons dans une hallucination de masse provoquée, où le spectacle remplace les faits, l'information et le sens commun. Au lieu d'une information exploitable, on nous sert des faces rougies et hurlantes... des foules en colère fabriquées pour la télévision, protestant contre l'interférence du gouvernement dans les choix médicaux des gens. On doit se demander quelle colère larvée exploite les organisateurs de ces étranges protestations citoyennes. Comme d'habitude l'épouvantail du socialisme13 est une fois de plus invoqué. Oh mon dieu ! Je vais devoir abandonner ma facture d'assurance mensuelle de 1 100 dollars, qui ne paye que quatre-vingt pour cent de mes coûts d'assurance après que j'ai payé les 5 000 dollars initiaux de ces coûts ! Si c'est pas le retour de Joe Staline, je ne sais pas ce que c'est ! Nous avons le faux feuilleton médiatique des commissions de la mort.

14. Des exemples de première main, l'auteur souffrant d'une broncho-pneumopathie chronique obstructive et d'une tension artérielle élevée.

Et, étant captifs du spectacle et de l'hyperbole, nous adorons cela. L'idée des commissions de la mort joue avec notre attraction puérile pour les extrêmes et le divertissement. Tuer mamie est bien plus divertissant pour notre imagination que, disons, l'accès garanti à une radio de la poitrine et à des médicaments pour la tension artérielle14. Deux générations dans cette infantilisation nationale, et c'est maintenant la seule vie nationale que nous connaissions — le spectacle idéologique rendu réel.

Pour piquer une page à Guy Debord, la société est devenue idéologie. Nous vivons dans une fausse conscience antidialectique, superposée à tout moment à la vie quotidienne comme un spectacle. Nous sommes maintenus dans la fascination. Notre faculté de rencontre ordinaire a été systématiquement cassée. À sa place nous avons maintenant notre unique hallucination sociale. Jamais nous ne rencontrons quoi que ce soit directement, pourtant nous avons l'illusion de la rencontre. Cela inclut la rencontre des uns avec les autres. N'importe qui vit dans un espace de chair avec ses compatriotes américains ne pourrait refuser la santé à cinquante-sept millions d'entre eux. Dans cette société, plus personne n'est capable de reconnaître autrui. Au lieu de cela, nous voyons les autres comme les hurleurs dans les réunions à la mairie, ou comme des communistes qui veulent donner des soins gratuits aux clandestins et établir des commissions de la mort. Ou comme des fondamentalistes chrétiens, ou comme des libéraux ou des conservateurs. Ou comme des célébrités ou des inconnus.

Mais le plus important, à chaque fois que nous devons parvenir à un accord sur quelque chose d'aussi insignifiant que la politique intérieure américaine (nous ne sommes que six pour cent de la population mondiale, et bien que cela n'ait pas encore infusé pour la plupart des Américains, nous sommes aussi fauchés et nous devons un pouf à l'usurier chinois), ou d'aussi signifiant que le réchauffement global, nous cédons immédiatement le terrain à l'idéologie. Nous ne savons tout simplement pas faire quoi que ce soit d'autre.

15. Troyal Garth Brooks est un chanteur de country music.

16. Pour toute question relative à l'effondrement, on lira avec profit les textes de Dmitry Orlov.

L'idéologie a complètement triomphé. Elle nous a séparé de nous-même, et elle s'est construite un foyer à l'intérieur de notre conscience, de laquelle elle opère à présent comme notre réalité. Il n'est pas possible d'aller en arrière, seulement de l'avant. Étant donné que nous sommes une nation d'enfants qui préfèrent fermer les yeux et faire un vœux optimiste avec la fée Clochette, plutôt que de faire passer à l'espoir le test de la pisse, alors espérons à mort. Nous pouvons aussi bien risquer le tout pour le tout. Alors espérons qu'en allant de l'avant des développements nouveaux et imprévus se produisent dans la conscience nationale. Des développements qui offrent une échappatoire de celui-ci, si profondément colonisé par la machinerie politico-affairiste que nous avons créée — et qui en retour nous a recréés. Un développement qui nous libère de la servitude. Peut-être une collision avec un astéroïde géant. Ou que Garth Brooks15 soit empêché de faire une cinquième tournée de réapparition. Ça c'est un espoir. Un événement à bouleverser les consciences selon les standards américains. Un autre espoir est un effondrement16 absolu et total du système.

À ce point, je prendrai ce que je trouverai •