Si vous maîtrisez l'anglais américain...

Le texte original : Revenge of the mutt people.

Les essais de Joe Bageant sont joliment mis au format PDF par le site Coldtype.

Joe bageant est né en 1946 à Winchester en Virginie. Vétéran du Vietnam et du mouvement hippie, il a débuté sa carrière de journaliste en chroniquant la contre-culture des années 70. Ses essais politiques publiés sur l'internet anglophone lui ont conquis un vaste public •

La vengeance des corniauds

Du pain pour la méchanceté

Par Joe Bageant
10 janvier 2006
Il y a des choses si dégoûtantes que seul un homme blanc est disposé à les faire.
— Walter Wildshoe, Indien Cœur d'Alène

Il y a plusieurs années je travaillais dans un élevage industriel de porcs appartenant à la tribu des Indiens Cœur d'Alène dans le nord de l'Idaho. L'endroit puait les truies gestantes mortes et pourrissantes que nous découpions pour les sortir des cases de mise bas — élevées à mort dans la course à la production de porc. Et ça puait les énormes bassins qui retenaient des millions de litres de lisier et des porcelets en décomposition, et chaque mètre carré était empoisonné par les pesticides utilisés pour tuer les insectes que les porcs attirent et par les antibiotiques administrés aux porcs par sacs de quarante cinq kilos. Les Indiens Cœur d'Alène refusaient d'endurer ce genre de conditions ; ils ne voulaient même pas gérer l'endroit. Ils le sous-traitaient. Comme disait mon ami Walter Wildshoe : Il n'y a qu'un homme blanc pour travailler là.

L'élevage de porc, cependant, offrait un avantage social. Le gérant blanc donnait aux employés n'importe quel jeune porc qui développait de grosses tumeurs — ceux avec des tumeurs plus petites que des balles de golf allaient sur le marché avec le reste des porcs — ou qui était né avec des difformités telles que la tête écrasée de travers avec les deux yeux du même côté, ou une patte qui dépassait du dessus du corps au lieu du dessous. Nous, les employés, nous les tuions et nous les mangions. Parmi les employés de l'élevage de porc, dont tous étaient de rudes descendants des corniauds irlando-écossais, n'importe quelle sorte de porc gratuit était prisé, déformé, avec des tumeurs ou autrement. On ne voyait jamais un Suédois manger de ce truc.

Alors je ramenais ces porcs à la maison et, en utilisant un grand couteau de boucher, je leur entaillais la gorge dans les bois, juste devant mes deux gamins — âgés de deux et quatre ans à l'époque — sans même broncher alors que les porcs criaient presque comme des êtres humains et dégueulassaient tout autour, répandant partout d'épaisses giclées sombres de sang. Cela ne me dérangeait pas le moins du monde, comme cela n'a jamais dérangé mon père ou mon grand-père. Ni cela ne semblait déranger mes enfants quand ils regardaient, tout comme cela ne me dérangeait pas, enfant, quand mon oncle me tendait des sacs de chatons de grange pour les noyer dans le ruisseau. Et Walter aurait secoué la tête et dit : Il n'y a qu'un homme blanc pour lutter contre un porc avec un couteau de boucher. Un Indien l'abattrait avec une arme.

1. Falloujah est une ville d'Irak ravagée par l'armée américaine en novembre 2004.

2. Il s'agit des trois membres du Ku Klux Klan qui en septembre 1963 posèrent une bombe dans une église de Birmingham en Alabama fréquentée par des Noirs, tuant quatre personnes. L'un des criminels fut jugé en 1977 après la réouverture de l'enquête, les deux autres en 2001 et 2002 grâce à des pièces que le FBI avait omis de communiquer aux enquêteurs à l'époque des faits.

3. Abou Ghraib est une prison irakienne dans laquelle des soldats américains ont pratiqué la torture sur leurs prisonniers.

4. Columbia Broadcasting System est la première chaîne de télévision en audience aux États-Unis.

5. Matthew Wayne Shepard était un étudiant de l'université du Wyoming qui fût assassiné pour son homosexualité en 1998.

6. Il est indispensable lorsqu'on lit des textes politiques américains de garder à l'esprit que le mot liberals y désigne, à l'inverse de l'usage français actuel, des gens de gauche. En revanche, les gens que nous appelons libéraux ou ultra-libéraux sont en Amérique des neo-conservatives (parfois abrégé en neo-cons). L'usage américain a été transposé ici car il rend une meilleure justice à l'étymologie. De plus, l'appellation neo-cons a aux oreilles françaises des résonances si flatteuses que nous pourrions bien finir par l'adopter.

7. Dans le texte : gooks.

8. Dans le texte : cracker kids. Le mot cracker était employé par les Noirs du Sud pour désigner péjorativement un Blanc pauvre — l'équivalent de nigger (négro) en quelque sorte. Au sens propre cracker peut s'entendre comme quelque chose qui produit une détonation, telle qu'un pétard (firecracker).

9. Un M80 est un pétard conçu pour simuler un coup de feu dans le cadre d'un usage militaire. Leur vente au public et leur détention est interdite aux États-Unis depuis 1966 en raison de leur dangerosité. Un ashcan, littéralement un bidon de cendre, est une appellation familière pour des pétards de ce calibre ou supérieurs.

10. Dans le texte : white trash, littéralement l'ordure blanche.

11. Dans le texte : borderer. La frontière à laquelle il est fait allusion est celle qui sépare l'Écosse de l'Angleterre, le région d'origine des immigrants Irlando-Écossais.

12. Lynndie Rana England est une femme soldat accusée d'avoir exercé des sévices physiques et psychologiques contre des prisonniers irakiens à la prison d'Abou Ghraib. Elle est née dans le Kentucky et a grandi en Virginie occidentale. Elle s'est engagée comme réserviste lorsqu'elle était lycéenne. Avant d'être envoyée en Irak elle était caissière dans un supermarché.

13. Environ mille euros.

Mon propos ici est que nous, les corniauds de la campagne et des petites villes, semblons avoir dès un âge précoce une capacité spéciale pour la cruauté — comparés, disons, à presque tous les autres fichus groupes d'Américains imaginables. Par exemple, étant enfant, avez-vous jamais fourré et allumé un pétard dans le cul d'un crapaud ? George Bush et moi avons cela en commun. En tout cas, comme tous les non-Blancs autour du monde le comprennent, les Blancs peuvent être méchants. Particulièrement s'ils se sentent menacés — et ils se sentent menacés à tout propos ces temps-ci. Mais lorsque vous fournissez à certaines espèces de corniauds blancs les bonnes motivations, telles que du porc gratuit ou l'approbation de Dieu et du gouvernement, vous obtenez des choses comme les lynchages, Falloujah1, les plastiqueurs de Birmingham2 et Abou Ghraib3. Au moment même ou j'écris ceci nous pouvons supposer sans risque que certains de ma tribus de corniauds sont en trains d'étouffer les hurlements des captifs dans les sites noirs, les prisons secrètes de l'Amérique à travers la planète. Ou, sur une échelle de cruauté plus banale (d'après une séquence de CBS4), en train de botter à mort des centaines de poulets chaque jour à l'usine La Fierté du pèlerin à Wardensville en Virginie occidentale, sur la même route que d'où j'écris ceci. Ou considérez l'image du corps de Matthew Shepard5 tordu sur cette barrière du Wyoming... Tout cela est notre ouvrage. Nous les fils et filles à face de corniaud de la république. Nés pour botter à mort votre blanc de poulet dans les plus sombres, les plus lugubres coins de notre grande terre, nés pour tuer et être tués dans les courses de stock-car, les querelles domestiques d'ivrogne, et bien sûr dans les ruelles empoussiérées de désert aux lisiéres de l'empire. Les libéraux6 urbains de la classe moyenne ne nous revendiquent peut-être jamais comme leurs frères, encore moins comme leurs serviteurs consentants, mais comme on dit en prison, nous sommes votre viande. Nous accomplissons vos ordres. Votre refus d'admettre que nous faisons le sale boulot à votre place, sans parler des coups de poings internationaux et des agressions pour la république — dont vous bénéficiez matériellement plus que nous n'en bénéficierons jamais — ne rend pas cela moins vrai.

Littéralement depuis la naissance, nous recevons du conditionnement en abondance pour tuer ces niakoués7 et ces singes des sables, et n'importe qui d'autre doit être tué à un moment particulier de l'histoire d'après nos dirigeants. Comme la plupart des gamins de pécores8 de ma génération, dès que j'ai pu marcher j'ai joué à des jeux dans lesquels je faisais semblant (je m'entraînais à) tuer des Japs, des Indiens, des Allemands, des Coréens, des Zoulous africains (comme on le voit dans les films Zulu et Uhuru !), jouant diversement le rôle de la cavalerie américaine, des Vikings à la Kirk Douglas, des GI de la Seconde Guerre mondiale, des soldats coloniaux et bien sûr des soldats confédérés. Petits pécores blancs, nous jouions avec des soldats en plastique que nous torturions par les flammes, les pétards, les ruisseaux brûlants d'essence, de kérosène ou d'essence à briquet. Et si un bombardement atomique était nécessaire, les M80 et les ashcans9. Nous allions nous coucher en rêvant aux hurlements des brutes malveillantes que nous avions châtiées le jour, tous ces ennemis de notre démocratie et de notre façon de vivre aux yeux bridés et svastikés. Plus tard, post-moutards au lycée, on traînait en voiture en cherchant la bagarre à quiconque était différent, l'autre, qu'il soit noir, bronzé, ou simplement d'une autre école ou d'un autre comté. Jeunes hommes nous nous querellions dans les bals, les fêtes ou simplement en se regardant l'un l'autre, ivres et pleins d'ennui. Nous nous battions pour des femmes, pour des sacs de dope qui ne faisaient pas leur poids, pour de l'argent dû et de prétendues insultes à son honneur, son épouse, sa mère ou son modèle de voiture — Ford contre Chevy. En d'autres mots, toutes les plus nobles causes de la culture de la racaille blanche10. Avec la tradition combative des Irlando-Écossais derrière nous, on se fracassait incessamment les uns contre les autres sur les terrains de logements mobiles et dans les bistrots, la nuit et le jour, sous la pluie et dans la chaleur de l'été jusqu'à ce que finalement on atteigne la mi-cinquantaine et qu'on perde notre enthousiasme (sans parler de notre endurance) pour le plus vénéré des sports frontaliers11.

Ladite méchanceté est polie en une piété meurtrière ultra-brillante des plus utiles aux autorités militaires. Ainsi, lorsque nous atteignons l'âge militaire (qui est d'environ douze ans), nous sommes capables de faire un Lynndie England12 sur n'importe quelle sorte d'humain qui ne nous est pas familier de notre point de vue culturellement ignorant — de le faire à l'autre. Envoyés en Irak ou en Afghanistan, la plupart d'entre nous, sur un signe de tête, peuvent torturer l'autre avec autant d'indifférence qu'un chat joue avec une souris. Que nous puissions le faire si volontiers et sans remords est l'un des plus sombres secrets à la base de la mythologie des héros que la machine culturelle égraine avec tant de ferveur au sujet de la série continue de guerres qui se déroule en ce moment. Et quand l'un d'entre nous est tué par un tireur des toits à Bagdad, nous pleurons et nous suons de peur, nous nous regroupons entre frères frontaliers sous l'antique serment d'allégeance ultime et de courage. Et on y croit quand on fait ça.

Environ la moitié des Américains tués en Irak viennent de communes comme Winchester en Virginie, ou Romney en Virginie occidentale, ou Fisher dans l'Illinois, ou Kilgore au Texas, ou... Environ quarante-cinq pour cent des Américains morts en Irak viennent de communes de moins de quarante mille habitants, bien que ces villes ne constituent que vingt-cinq pour cent de notre population. Ces prétendus volontaires font partie, de fait, du contingent de ce pays — la conscription économique — la carotte étant politiquement préférable au bâton. La carotte n'a pas besoin d'être très grosse par ici, où livrer de la nourriture surgelée en gros aux restaurants avec sa propre voiture entièrement sur commission est considéré comme une bonne opportunité de s'auto-employer. Je suis sérieux. L'un de mes fils l'a fait une paire de mois. Une fois que l'on a saisi les implications d'un tel environnement concernant le prétendu rêve américain, l'armée à mille-trois-cent balles13 par mois, une prime d'engagement et le gîte et le couvert gratuits commencent à avoir l'air très sympathique. Même une longue excursion à se faire botter le cul sous les tropiques en tuant des types bronzés devient attirante. Particulièrement comparée à la compétition avec d'autres types bronzés chez soi, à trimballer des rouleaux de pelouse à travers le territoire en perpétuelle expansion des manoirs pavillonnaires. Dans le processus, nous les corniauds prenons des leçons concrètes que l'ensemble des étudiants de troisième cycle qui s'extasient sur l'économie sans salariat ne peuvent pas connaître. Par exemple, nous savons de première source qu'il n'y a aucune façon de battre les petits bronzés rouleurs de pelouse, prêts à dormir dans leur voiture et à vivre de haricots en boite et de soda de la marque du magasin. Il vaut mieux se porter volontaire pour l'armée.

14. Toll Brothers est la plus grosse société de construction de résidences de luxe aux États-Unis.

15. Les pochettes d'allumettes en carton portent, comme en France, des publicités le plus souvent locales.

Avec l'armée vient ce paquet-de-fric-pour-l'université-plus-tard, jusqu'à soixante-cinq mille dollars, ce qui d'après notre sagesse actuelle est plus qu'assez pour s'acheter une porte de sortie hors du camp de voitures, des haricots et du soda, au bord du prochain projet immobilier de Toll Brothers14. Peut-être que quelques gamins pauvres vont à l'université avec leurs avantages militaires. Mais personnellement parlant, je peux compter sur une main le nombre de ceux que j'ai connus qui l'on fait. La plupart étaient noirs. Le reste semble aller à l'école de conduite de camion locale (une arnaque conçue pour récupérer l'argent du gouvernement) ou dans une formation aux carrières professionnelles, aussi conçue pour aspirer le blé fédéral. Soyons honnête ici : obtenir son bac dans un lycée pécore américain moyen, ici, dans la banlieue profonde, n'est pas exactement le chemin vers la pelouse de Harvard. Votre meilleur choix d'éducation est probablement celui que vous voyez sur votre pochette d'allumettes15.

Maintenant que l'éducation a été réduite à n'être plus qu'une autre industrie, une série stratifiée de moulins à formation professionnelle, allant des écoles de conduite de camion aux universités d'État, notre pays n'est plus capable de créer des citoyens vraiment éduqués. L'éducation n'est pas censée être une industrie. Son usage approprié n'est pas de servir les industries, que ce soit en usinant des robots ineptes pour l'encadrement intermédiaire ou à travers la recherche achetée par l'industrie à la poursuite de meilleurs médicaments pour l'érection. Son usage approprié est de rendre les citoyens capables de vivre des vies responsables qui créent et améliorent leur culture démocratique. Cela ne peut pas se faire seulement en générant et en accumulant des montagnes d'information, des faits sans priorité ou contexte culturel, artistique, philosophique et humain.

Personne ne devrait être forcé de plonger dans un océan de dettes pour apprendre comment marche le monde, encore moins d'échapper à l'enfer du salaire minimum. Ça devrait suffire de juste vouloir savoir. Et puis aussi, regardez nos institutions éducatives. Le monde universitaire, au moins depuis cette perspective extérieure, est un vernis presque impénétrable de flatulence élitiste et de compétition toxique. Jésus, ce n'est pas étonnant que ce pays soit dans un tel état.
Arvin Hill, philosophe du Texas

16. Dans le texte : WASPs (White Anglo-Saxon Protestants).

17. Dans le texte : Ivy League, la ligue du lierre, c'est à dire les universités Brown, Columbia, Cornell, Dartmouth, Harvard, Princeton, Yale et l'université de Pennsylvanie.

18. Initiées dans les années soixante, les politiques d'action affirmative visent à faciliter l'accès à l'éducation, à l'emploi et à la protection sociale aux personnes discriminées.

19. La faute d'orthographe est fidèle au texte.

Comment diable le savoir a-t-il pu devenir si utilitaire en Amérique ? Question idiote. Après tout, que peut-on attendre d'un pays de vendeurs de cornichons qui vous feront payer l'air que vous respirez, puis supplier pour avoir votre rendu de monnaie ? Au premier coup d'œil, les études supérieures et la classe laborieuse des corniauds irlando-écossais semblent être comme l'huile et l'eau. Peut-être bien. Mais la majorité d'entre eux ont autant de chance de suivre des études supérieures que de trouver une boule de neige en Floride. Particulièrement quand il s'agit des institutions éducatives qui constituent le tremplin de notre élite vers les carrières du droit et de la politique, du commerce et de la science. Les Yales, les Harvards et les Princetons. Par exemple, d'après le Wall Street Journal, les Asiatiques constituent environ deux pour cent de la population mais représentent vingt pour cent des diplômés de Harvard. Environ un tiers des diplômés de Harvard s'identifient comme Juifs. Ensemble les Juifs et les Asiatiques représentent environ la moitié des diplômés d'Harvard. Soustrayez cela, plus les quinze pour cent du quota des minorités et cela laisse peut-être quarante pour cent d'ouverture pour les soixante quinze à quatre vingt pour cent d'Américains blancs qui ne sont pas juifs, asiatiques, latino-américains ou noirs ou quoi que ce soit... Maintenant ajoutez l'inclination en faveur des protestants anglo-saxons blancs16 du nord-est dans les universités d'élite et ils nous reste peut-être vingt pour cent d'ouverture pour soixante pour cent des Américains blancs. Cela donne une image sacrément désolante des Anglo-Saxons libéraux de la côte est et des Juifs recevant toute la meilleure sauce éducative. Les dirigeants néo-conservateurs ont raison quand ils disent aux travailleurs blancs américains que le système a été truqué contre eux par une main invisible, bien qu'ils ne mentionnent jamais que leurs propres gamins font partie des cuillères en argent qui rament autour de la saucière des grandes écoles17. Je sais que les critiques juifs et noirs vont me tomber dessus pour avoir fait remarquer cela. Mais le refus des libéraux de voir que les Blancs aussi sont divers, et que certains d'entre eux ont en effet besoin de leur propre sorte d'action affirmative18 est exactement le genre de choses qui a aidé les néo-conservateurs à mener ces travailleurs blancs par le bout du nez. L'éducation est tout. Vous le savez et je le sais. Et ce que la classe laborieuse blanche ne sait pas par manque d'éducation nous fait du mal, à vous, à moi et à eux. Alors pourquoi bon Dieu n'aide-t'on pas ce groupe de gens à entrer à l'université et dans les institutions qui sont les tremplins de l'élite vers les carrières dans le droit et la politique ? Pourquoi ne pas faire d'action affirmative pour les gamins des Appalaches, du bassin de l'Ohio ou du sud profond ou de n'importe quel endroit ailleurs où des dizaines de millions de gamins grandissent dans des maisons qui ne contiennent pas un seul livre, à l'exception possible de la Bible ? Pourquoi ne faisons nous pas ces choses là ? Une partie de la raison est que ces gens obstinément fiers ne gémissent, supplient ni menacent pour accéder à l'éducation, l'emploi ou quoi que ce soit d'autre. Et une partie est que nous acceptons inconditionnellement un système qui appelle la cupidité et l'intérêt personnel dynamisme, laissant ainsi les classes indépendantes et affairistes prospères prétendre qu'il n'y a pas de disparités autour d'eux dont ils pourraient bien être partiellement responsables, alors qu'ils payent la bonne et le jardinier qui n'ont pas d'assurance santé une misère... ou voient que sur la facture du garagiste est écrit : réparation injection d'essense19, $105. Et parce que les libéraux ont conduit la laïcité dans le mur et l'ont cassée, et ont besoin en fait d'adhérer à certaines valeurs religieuses — les vraies — même si on ne se sent pas particulièrement enclin à la religion. (Psst ! Tout le reste de l'Amérique se sent enclin à la religion.)

20. En français dans le texte.

21. La doctoresse Maria Montessori fut l'inventeur d'une méthode pédagogique basée sur la joie d'apprendre et l'autonomie des enfants (le contraire de ce qui se pratique habituellement, en somme). Les écoles Montessori ont aujourd'hui une réputation d'élitisme social en contradiction avec leur intention originelle.

Alors nous devons faire en sorte que les Américains, religieux ou pas, reçoivent une éducation égale afin qu'ils ne se laissent pas embobiner par les bonimenteurs politiques et religieux. Sinon, nous devons accepter que les gens sans éducation interprètent la politique d'une manière non-informée et émotionnelle, et en accepter les conséquences. L'Amérique ne peut plus résister à la naïveté20 politique de cette classe blanche ignorée. Les libéraux américains de la classe moyenne ne peuvent pas avoir le beurre et l'argent du beurre. On en revient à l'élément le plus simple et le plus profond de la démocratie : l'équité. Un jour les libéraux américains de la classe moyenne devront accepter la fraternité et la justice, et le fait que nous sommes le gardien de notre frère, que cela nous plaise ou non. Ils devront s'asseoir et parler vraiment avec ces gens qu'ils trouvent laids, obèses, mal éduqués et de mauvais goût. A un certain point dans l'avenir toutes les écoles Montessori21 et tous les diplômes des grandes écoles du monde ne sauveront pas vos enfants et vos petits enfants de ce que notre paysannerie intellectuelle, qu'elle soit née de la négligence ou entretenue délibérément, est capable de soutenir politiquement. Nous avons tous vus les sordides actualités en noir et blanc des années trente.

22. L'équivalent de la classe de première en France.

23. Rubbermaid est un fabricant d'objets en plastique.

Membre de cette paysannerie, j'ai quitté l'école à l'âge de seize ans en onzième22 pour m'engager dans la marine. Je haïssais l'école, je haïssais les différences de classe sociale qui rendent la vie si misérable durant l'adolescence dans une petite ville, quand sa communauté et son statut social marque en permanence quiconque compte rester ici. En tant qu'ancien jeune pécore blanc je peux dire en toute confiance que lorsqu'on vit avec un poêle à charbon rouillé au milieu du séjour pour le chauffage, que son vieux sent l'essence et l'huile de moteur quel que soit le nombre de bain qu'il prenne et que sa mère souffre de comportements étranges et imprévisibles dus à une dépression non traitée, on n'a pas trop envie d'inviter la fille du docteur à la maison. Ou la fille de n'importe qui d'ailleurs. Fils du docteur = université, carrière, golf, belle voiture et une jolie cruche. Fils du travailleur beauf = et bien, si vous ne faites pas de conneries, il y a toujours de la place pour une tête de nœud sans menton à larges épaules de plus à presser des seaux à lave-pont en plastique jaune brillant dans les moules à injection de Rubbermaid23. Par conséquent, à seize ans et choisissant mes options, j'ai décidé que lancer des avions de chasse du pont d'un porte-avion pour tuer des niakoués et l'idée d'avoir de la chatte et de la bibine sur quelque exotique côte étrangère avait l'air sacrément sympathique. Quand je pense à ce qui est arrivé à mes amis d'enfance qui sont restés chez nous et ont pointé trente ans à Rubbermaid, mon choix n'a pas l'air si mauvais, même aujourd'hui. Ils sont tous devenus des beaufs ultra-conservateurs, surtout par une sorte de peur et d'amertume que je semble ne jamais pouvoir saisir. Mais j'ai connu ces gens à une époque plus jeune et optimiste. Je sais qu'ils étaient capable — sans parler de mériter — de plus qu'ils ont obtenu de la vie. Peut-être que leur amertume vient de cela.

24. Le ruban jaune est le symbole de l'attente du retour d'un proche, particulièrement d'un militaire.

Pendant ce temps, leurs gamins sont comme ils étaient eux-mêmes. Sans éducation. Parfois je me promène dans la rue où j'ai grandi. Et quand je regarde autour de moi je vois toujours les mêmes gamins. Ils sont tous plus gros, mais ce sont les mêmes petits voyous blancs bons-à-rien et fumant la cigarette que j'étais, les rudes fils et filles des crasseux. Dans mon vieux quartier où plus d'un quart des adultes n'ont pas de diplôme du niveau lycée, il y a beaucoup de rubans jaunes24 aux fenêtres, des icônes de parents de militaires sous les porches et sur les pelouses rabougries, preuves suffisantes que l'on n'a pas besoin d'éducation pour apporter une contribution de valeur au périmètre lointain de notre empire de sang et de commerce en expansion. La pure méchanceté est hautement estimée dans les légions de César. Beaucoup d'Américains ne semblent pas gênés qu'une meute de jeunes pitbulls attaque un pays désertique couvert de mouches, ou se déchaîne à la Maison Blanche d'ailleurs, aussi longtemps que ce sont nos pitbulls protégeant Wall Street et les fonds de pension de la classe moyenne supérieure.

Le problème est celui-ci : les pitbulls intensifient toujours le combat et continuent jusqu'à ce que le dernier chien soit mort, laissant les variétés plus douces nettoyer le sang versé. Nous les corniauds, les pitbulls, avons toujours été des vôtres, que vous nous revendiquiez ou non. Et jusqu'à ce que vous admettiez que vous êtes le gardien de votre frère et aidiez à nous délivrer de notre ignorance, vous continuerez à avoir sur les mains un peu de chaque goutte de sang versé... des sables d'Irak aux rues de l'est de Los Angeles. Tous les portefeuilles d'actions socialement responsables, toutes les petites voitures hybrides et la déconstruction post-moderniste du monde ne les laveront pas •