Si vous maîtrisez l'anglais américain...

Le texte original : Madmen and Sedatives: Inside the Iron Theater.

Les essais de Joe Bageant sont joliment mis au format PDF par le site Coldtype.

Joe bageant est né en 1946 à Winchester en Virginie. Vétéran du Vietnam et du mouvement hippie, il a débuté sa carrière de journaliste en chroniquant la contre-culture des années 1970. Ses essais politiques publiés sur l'internet anglophone lui ont conquis un vaste public •

Le fou et les sédatifs : dans le théâtre de fer

Par Joe Bageant
11 septembre 2006

Personne ne le dit à haute voix, mais quelques millions d'Américains doutent sérieusement de leur santé mentale ces temps-ci. Ou bien on doute de leur santé mentale. Ou les deux. Ils disent rarement ce qu'ils pensent car ce qui se passe là-dedans est une vision de la société qui engendre un doute grave, sinon une horreur totale. C'est le genre de chose qui vous ferez virer de l'île en un clin d'œil. Personne ne veut en entendre parler.

1. La zone verte est le quartier de Bagdad où sont établis le commandement américain en Irak et le gouvernement provisoire Irakien.

2. Alexis Henri Charles de Clérel, vicomte de Tocqueville fût un politicien et un historien français du XIXe siècle. Il est devenu célèbre par son livre De la démocratie en Amérique.

3. O’er the land of the free and the home of the brave (Sur la terre des gens libres et le foyer des courageux) est le dernier vers des strophes de l'hymne américain The Star-Spangled Banner (La bannière étoilée). Au moment où il écrit ces lignes, Joe Bageant a le projet de quitter les États-Unis pour le petit État du Bélize dont l'hymne s'intitule également — mais le sait-il ? — Land of the Free. Lire à ce sujet : Sous le manguier bleu.

Hier j'étais coincé avec ma femme dans la circulation près du nouveau centre commercial, entouré de voitures pleines de monstres. Chaque visage de beauf' et chaque tête bouffie ou permanentée de la classe moyenne dans chaque véhicule était une chose grotesque, affreuse. En eux on pouvait voir la plus méchante sorte d'ignorance chez l'homme blanc, ou l'inconscience suffisante de la classe moyenne, du genre qui se ficherait complètement que tous les bébés irakiens soient frits en brochette dans la zone verte1 de Bagdad, du moment qu'on leur fait les ongles le samedi. (Ah, vous avez vu les monstres aussi, n'est ce pas ?) Il y avait cette laideur formidable, charnue et obèse, que l'Amérique semble produire ces temps-ci, les visages d'un peuple roulant heureux dont les armées tiennent en joue le reste du monde pour qu'il puisse se goinfrer de pizza et aller voir le plus récent centre commercial de cette ville. Sous la laideur, il y a un trait de méchanceté qui couve, causé par la frustration de savoir au fond de soi que le gouvernement et le commerce sont corrompus — tout le monde le sait, mais le tolère de peur de perdre sa pacotille. Le choix a toujours été ainsi (Tocqueville2 l'avait remarqué à ses débuts) mais est maintenant devenu un cauchemar éveillé. Qui fait monter la rage pour certains d'entre nous, une rage qui, si elle est exprimée dans les mauvais lieux et trop souvent m'amènera au service de psychiatrie si je m'attarde plus longtemps ici sur la terre des gens libres3.

Regarde par là, ai-je dit à ma femme, qui conduisait, un putain de lave-auto juste à l'endroit où la mère de Nancy Hanks Lincoln est née ! Et tous ces zombies qui n'ont rien à cirer des sables sanglants et des boites à sueur qu'ils créent, juste pour qu'ils puissent acheter une jupe pas chère et conduire des voitures valant dix ans de salaire dans la plus grande partie du monde à travers un bon Dieu de lave-auto ! Si tout les Américains mourraient demain, il est indiscutable que la planète serait beaucoup plus viable, n'ayant pas à alimenter leur avidité. Intérieurement je braillais et hurlais en même temps. Je pars dans ces tirades de plus en plus souvent ces jours-ci. Ce n'est pas bon.

Je pouvais voir à la tête de ma femme qu'elle se demandait s'il était souhaitable de trouver de l'aide pour Joe. Oh oui, trouver de l'aide — ce qui en Amérique signifie appeler les autorités, dans ce cas les autorités médicales psychiatriques. La technologie avancée et les compétences de l'encadrement médical du super-État offrent à ses citoyens de merveilleuses façons de venir en aide à ceux qui en ont besoin. Mais cela revient toujours à prescrire des drogues ou peut-être même à être enfermé pour son propre bien, jusqu'à ce que votre idéation soit normale.

Et c'est ainsi que nombre d'entre nous gardent la rage en eux du mieux qu'ils peuvent, refusant de détruire un boulot ou un mariage. Et ils sont nombreux parmi nous, à en juger d'après les courriels que je reçois (voyez le courrier des lecteurs), hommes comme femmes, la plupart de plus de quarante ans et risquant beaucoup, qui craignent d'être jugés instables par les gens bien intentionnés autour d'eux qui ne se considéreraient jamais dans leur plus folles pensées comme de bons Allemands. En tout cas, qui a envie d'être vu comme un déséquilibré au moment même de notre vie où nous nous surprenons à voir les Américains et l'Amérique comme ils sont vraiment (et ont peut-être toujours été) pour la première fois ? Non que cela ait demandé de la perspicacité. L'ampleur et l'omniprésence de notre condition nationale, plus des décennies d'exposition, ont rendu cela si sacrément évident que nous ne pouvions plus y échapper.

Néanmoins, cela dresse en moi un alter ego que j'appelle l'homme qui hurle, qui, heureusement pour moi, ne hurle que dans ma tête. J'ai découvert récemment que beaucoup d'autres Américains ont leur propre homme qui hurle et de plus voient les mêmes monstres que moi dans la circulation. (Un grand merci au journaliste du Los Angeles Times qui m'a dit le premier qu'il voyait les mêmes créatures.) La pensée qu'une si grande part de mon lectorat est constituée de tels gens est inquiétante parfois.

Une fois que les monstres dans la circulation se sont révélés, la vie ne peut plus jamais être la même. Il nous reste à vaquer à toutes les choses ordinaires que nous avons toujours faites, mais avec une révolte morale croissante inexprimable, passant notre vie comme des acteurs machinaux dans un théâtre de fer. Dans le théâtre de fer — un endroit entouré par les hauts murs de la normalité, où découvrir une fenêtre vers l'extérieur est considéré comme de la folie — la majorité a apparemment trop bien appris son texte. Alors ils nous reste à ruminer notre situation funeste, assis dans les embouteillages.

4. My Lai est un hameau vietnamien dont les habitants ont été massacrés par des soldats américains le 16 mars 1968.

5. Le Darfour est une région de l'ouest du Soudan en guerre civile depuis 2003.

6. Marguerite Yourcenar, écrivain franco-belge renommé depuis Mémoires d'Hadrien (1951), a vécu principalement aux États-Unis à partir de 1939.

7. Curtis-Wright est un fabriquant de composants pour l'aviation et l'armée.

Les grands crimes du passé et du présent — le génocide américain contre les indiens, My Lai4 et les autres innombrables, les purges du président Mao, les crimes de guerre israéliens contre les Palestiniens, le massacre musulman au Darfour5, la Bosnie, plus particulièrement l'holocauste — n'ont pas été commis par des sociopathes, mais par des gens ordinaires qui avaient foi en leur État, leurs dirigeants et leurs dieux. Les machinistes qui fabriquaient des instruments pour l'Allemagne nazie ne ressentaient pas de culpabilité. Non plus que l'employé anonyme dans la salle du courrier du Département de la Sécurité de la Patrie. Je gagne ma vie en écrivant dans des magazines d'histoire militaire, fournissant ainsi des réaffirmations pompeuses d'un grand passé au milieu de l'actuelle médiocrité et du présent désordre comme le dit Marguerite Yourcenar6. Et juste à côté de mon lieu de travail des programmeurs Pakistanais et Croates conçoivent de la circuiterie aéronautique mortelle pour Curtis-Wright7, et pourtant dans notre réalité à air conditionné et éclairage fluorescent, il n'y a pas une once de culpabilité, encore moins un sentiment de responsabilité. Notre travail semble indiscutablement ordinaire, tout comme le travail des monstres de la circulation, dont la plupart travaillent à Washington DC ou près du périphérique qui l'entoure.

(Vertige, un goût de vomi dans la gorge, et puis...)

8. Moqtada al-Sadr est le dirigeant d'un mouvement d'insurrection contre l'occupation américaine de l'Irak.

L'homme qui hurle est là ! Et je dis : grillons tous ces pompeurs de gland à face de porc, à cent bornes à la ronde de DC ! Bulldozons leurs appartements imbibés de vin. Rasons le périphérique et semons-y de l'uranium appauvri ! Il nous faut un vrai tueur pour ce boulot. Où diable est ce Juif nazi meurtrier de Sharon quand on a besoin de lui ? Passez-moi Moqtada al-Sadr8 au téléphone !

Pfffuii !

9. Oprah Winfrey est l'animatrice de l'émission de télévision éponyme, une personnalité influente des médias et la première milliardaire afro-américaine.

10. Les droits civils sont, de façon générale, les droits des citoyens. Le mouvement des droits civils désigne plus particulièrement les événements ayant fait évoluer le droit américain de la ségrégation vers l'égalité entre 1955 (quand une passagère noire d'un bus fut arrêtée pour avoir refusé de céder sa place à un passager blanc), et 1968 (quand Martin Luther King fut assassiné).

11. Le Grateful Dead est un groupe de rock psychédélique emblématique du mouvement hippie. Formé en 1965, sa carrière fleuve semble ne devoir se tarir qu'à la disparition du dernier de ses membres...

Oprah9, LSD et le Lyra Micro Jukebox.

Comment sommes-nous devenus si insensibles aux plus grandes questions morales de notre temps ? — De notre temps ? Probablement de l'histoire humaine, en considérant la destruction irrévocable de notre écosystème. Et particulièrement en considérant qu'il y a quarante ans elles semblaient dominer l'arène nationale... la guerre du Vietnam, les droits civils10... Un sacré tas de mauvais choix ont construit la route longue de deux cents ans jusqu'où nous nous trouvons maintenant, et je dois admettre que ma génération en a pavé sa part, posant une grand partie de l'empierrement durant les années 1960. Malgré beaucoup de discussions depuis lors sur la lutte pour la justice morale des années 1960 — discussions toujours aisément lancées par le bruit d'un bouchon de Chardonnay ou le passage du Grateful Dead11 à la salle de spectacle locale — presque unanimement, ma génération, quelle que soit son aisance, a troqué les principes contre le simple matérialisme. En supposant bien sûr qu'ils aient eu des principes identifiables, ce que la plupart n'avaient pas.

Peut-être que cela faisait seulement partie de la lutte continue de ce pays pour accepter des vagues successives d'immigration, mais les années 1960 ont vu une poussée vers l'ouverture vers divers points de vues et valeurs. Il y a toujours eu une grande pression sur nos institutions sociales et publiques pour qu'elles soient capables d'accepter la diversité affluant à leur porte, une pression à laquelle il n'est cédé que lorsque tout semble prêt à exploser : D'accord les négros, vous pouvez monter à l'avant du bus. Pssst ! Bébert, sort les lances à incendie et lâche les chiens. Aucune institution n'est plus sous pression que le système éducatif. Oh, maintenant les Mexicains veulent une éducation bilingue ! Il lui a été confié la responsabilité de former le caractère par les parents, et il a été chargé par l'État de créer des citoyens obéissants et fonctionnels qui peuvent se multiplier au moins à la puissance six, veulent bien remplir les formulaires d'impôt sur le revenu, et font au moins semblant de ne pas fumer le pétard. Nous parlons du standard strictement minimum là, bien que dernièrement le critère de multiplication ait été abandonné en faveur de l'empressement à être soumis à la surveillance et à la fouille massive des cavités corporelles aux matchs de football. Dans un pays où l'éducation réelle demeure suspecte à la fois pour la droite religieuse dévote et la gauche presque totalement anti-religieuse, il était naturel que les administrateurs scolaires et environ dix millions d'enseignants d'État diplômés du supérieur — eux-mêmes des produits de la médiocrité caractérisant le dénominateur commun de notre approche de la démocratie et de l'éducation — arrive à la solution : la morale n'est qu'une question d'opinion. C'était la seule porte de sortie. Et de plus, de leur point de vue, cela semblait vrai.

(Sifflement... Crachement... Est-ce que cela peut vraiment être un signal dans mes entrailles ?)

12. Le Parti républicain est surnommé Grand Old Party, le Grand Vieux Parti.

Oh, ferme ta gueule Bageant ! Aucune question morale n'a jamais été explorée dans ce pays. Jamais ! Elles sont juste exprimées interminablement par les raccourcis méprisants des crétins du GOP12 qui, dans leur aveuglement de benêts croient que Ronald Reagan a montré le poing au mur de Berlin et achevé la guerre froide... Et les tapettes démocrates, une bande misérable maintenant forcée de prétendre que leurs votes compteront à nouveau un jour !

Sacré bon Dieu, j'essayais d'établir un discours rationnel là. Bon, j'en étais où ? Ah oui. L'érosion des principes moraux.

Alors nous nous trouvons maintenant avec des principes traités comme de simples opinions par la plupart des jeunes gens et leurs parents, appelons cela un excès de tolérance à la diversité, et n'importe quelle réponse donnée aux grandes questions de notre ère est soigneusement écartée. Le réchauffement global ? C'est juste l'opinion de certains scientifiques. L'injustice de nos guerres ? Encore une opinion. L'iniquité de nos sociétés ? De qui est-ce l'opinion ? Le gaspillage de notre mode de vie ? Une question d'opinion.

13. Wal-Mart est la plus grande entreprise de distribution du monde, et le plus gros employeur privé aux États-Unis.

14. Dans le texte : turn on, tune in, and drop out. Il s'agit d'une expression inventée dans les années 1960 par Timothy Leary, écrivain et psychologue expérimentateur du LSD. Leary expliquait la formule ainsi : Allumer signifiait entrer en soi pour activer son équipement neural et génétique. Devenir sensible aux niveaux nombreux et variés de conscience et les mécanismes spécifiques qui les déclenchent. Les drogues étaient une façon d'accomplir cette fin. Écouter signifiait interagir harmonieusement avec le monde autour de soi — extérioriser, matérialiser, exprimer ses nouvelles perspectives internes. Laisser tomber suggérait un processus électif, sélectif et élégant de détachement des engagements involontaires ou inconscients. Laisser tomber signifiait l'autonomie, une découverte de sa singularité propre, un engagement dans la mobilité, le choix, et le changement. Malheureusement mes explications de cette séquence de développement personnel ont souvent été mal interprétées comme défoncez-vous et abandonnez toute activité constructive.

Au cours de deux générations comme cela, une chose prévisible est arrivée. Comme la première génération évitait les questions, la seconde n'a jamais appris qu'elles pouvaient être posées. L'atmosphère ne pouvait pas être plus mûre pour le pur capitalisme consumériste triomphant et son militarisme inhérent (quelqu'un doit nettoyer le terrain pour la démocratie Wal-Mart13). S'il n'y a pas de questions publiques fondamentales, morales ou intellectuelles, alors les seules questions restantes sont matérielles : lequel est le meilleur ? L'iPod ou le Lyra Micro Jukebox ? Casques, téléphones portables et sonneries polyphoniques, tout le monde est branché sur le bruit blanc du pur commerce. C'est le nouveau allumez, écoutez, laissez tomber14. J'aimais mieux l'ancienne version. Utilisé correctement, le LSD posait les grandes questions. Et mettait parfois en lumière quelques réponses aussi.

Mais il n'est pas nécessaire de faire une expérience psychédélique pour chercher le genre de vérité inhérente à l'existence humaine charnelle, le genre qui réclame la vérité depuis l'intérieur de nos os. En fait, il faut faire des efforts pour l'éviter. Je n'ai jamais vu une culture ou un être humain qui n'ait pas un sens inhérent de la justice, un désir inné d'équilibre. La plupart considèrent cela comme le côté spirituel de l'homme, si seulement ils le considèrent. La plupart ne le font pas. Une énorme portion du monde est dépendante à la marchandise, tandis qu'une autre portion cherche simplement un endroit tiède et sec où chier ou se coucher et mourir. Il n'y a pas beaucoup de place pour contempler les aspects les plus raffinés de l'existence dans les deux cas. Quoi qu'il en soit, le manque américain d'observation spirituelle même minimale nous a coulé dans le moule impérial des acteurs anonymes du théâtre de fer. Personne n'a besoin de réponses à des questions significatives qui ne sont jamais posées, ou n'osent pas être posées.

Certains jours cependant, le changement semble être en marche, comme il doit certainement être, étant donné que le changement est la seule constante du monde. Une majorité d'Américains désapprouvent maintenant la guerre en Irak. Il y a tout juste trois ans quand j'ai commencé à écrire depuis les bistrots et les églises de cette ville, les travailleurs ici-bas adoraient absolument George Bush. Maintenant ils sont retournés à leur état normal d'apathie politique, parlant rarement de Bush, mais avec une différence — ils n'approuvent plus cette guerre, et expriment généralement la désapprobation sous forme de grommellements. Ils grommellent parce que la télévision leur en a donné la permission, à travers son matraquage constant des résultats de sondages exprimant l'insatisfaction de la guerre. Être insatisfait de quelque chose, une guerre dans ce cas, est plus en accord avec leur programmation de consommateurs, non de citoyens. Ils n'obtiendront jamais la permission d'être vraiment furieux, encore moins assez furieux pour brûler quoi que ce soit.

15. Crossfire, diffusée pendant plus de vingt ans par la chaîne CNN, était une émission de débat politique classique.

16. Cindy Lee Miller Sheehan, mère d'un soldat tué en Irak, est devenue par sa ténacité et son franc-parler l'une des principales figures du mouvement pour le retrait des troupes américaines.

17. Barnes & Noble, Inc. est une chaîne de magasins spécialisée dans les livres et les produits culturels, doublée d'une maison d'édition.

18. Martha Stewart, anciennement mannequin et courtier en bourse, est une personnalité de la télévision et de l'édition spécialisée dans les thèmes domestiques (cuisine, jardinage, ameublement, etc.).

Les sondages télévisés ne décomptent jamais spécifiquement les révoltés et les éplorés, réduisant ainsi nos plus profondes émotions, une fois de plus, à une simple opinion dans un sondage d'opinion de plus. La révolte ne peut être permise, sauf la révolte pour rire de Feux croisés15, etc., qui a une valeur de divertissement, donc de profit. C'est pourquoi la majorité des Américains ne savent pas grand chose de Cindy Sheehan16. Désolé de dire cela ici, au pays des blogs de gauche, mais c'est vrai. Cindy Sheehan n'est jamais passée chez Oprah.

Quand et si Sheehan passe un jour chez Oprah, nous saurons si nous avons gagné en ce qui concerne la guerre en Irak. Nous aurons gagné si votre standard de victoire est la reconnaissance par la grande prêtresse de l'insipidité émotionnelle et des ventes de Barnes & Noble17, dite par une femme qui utilise son viol d'enfance comme une référence. Dans son aveuglement de célébrité, elle se considère comme la gardienne émotionnelle du pays, la Martha Stewart18 de l'âme. Désirer la proximité de votre cause avec la célébrité peut être un antidote gratifiant à court terme, mais désirer la justice universelle est le remède ultime.

Mais même en supposant que se retrouver à moins d'un mètre d'Oprah Winfrey constitue une victoire, nous aurons gagné bien trop tard pour les déjà morts des deux côtés. Le Vietnam a prouvé que les guerres de l'empire sont plus faciles à arrêter que la trajectoire d'ensemble de la folie et de l'orgueil nationaux. Gagner c'est arrêter les guerres avant qu'elles commencent, ou créer une société dans laquelle la guerre est le dernier ressort, non une option préventive désinvolte. Quant au rejet croissant de la guerre, admettre l'évidence face à la défaite puis prétendre à une supériorité morale après avoir cramé tout et tout le monde, et bien, ce n'est pas une victoire du tout.

Ce qui m'amène ici à ruminer sur la célébrité et la victoire morale face à la possibilité menaçante d'une médication forcée par l'État. Hmmmm...

19. Dans Le Meilleur des mondes (Brave New World) l'écrivain britannique Aldous Huxley décrivait une société vouée au culte de la production industrielle et consommant abondamment une drogue tranquillisante appelée soma.

20. La New Freedom Commission on Mental Health, créée par le président George Bush afin de proposer une nouvelle politique de soins psychiques, a recommandé le dépistage et le traitement précoce des troubles du comportement. La commission a été accusée de servir les intérêts économiques de l'industrie pharmaceutique. L'un des principaux opposants, le docteur Patch Adams, a déclaré à propos de George Bush : Il a besoin de beaucoup d'aide. Je l'examinerai gratuitement.

21. Dans le texte : corpocracy. Etymologiquement, ce mot est la contraction de corporate (ce qui a trait aux grandes sociétés privées, sans traduction évidente en français) et bureaucracy (la bureaucratie). En l'occurrence cependant, il est probable que Joe Bageant l'entende plutôt comme le gouvernement des gros intérêts privés, d'où la traduction par ploutocratie.

22. Halliburton Energy Services est une vaste multinationale active principalement dans le secteur pétrolier. Halliburton est un fournisseur important du Pentagone dans le cadre de la guerre en Irak. Richard Cheney, vice-président de George Bush, était auparavant à la tête d'Halliburton.

23. Diogène de Sinope était un philosophe grec de l'école cynique, c'est à dire tournant le dos à la morale conventionnelle et aux règles sociales pour se diriger vers la sagesse et la vertu.

24. Thomas Jonathan Jackson fût un célèbre général confédéré durant la guerre de Sécession.

25. Il est indispensable lorsqu'on lit des textes politiques américains de garder à l'esprit que le mot liberals y désigne, à l'inverse de l'usage français actuel, des gens de gauche. En revanche, les gens que nous appelons libéraux ou ultra-libéraux sont en Amérique des neo-conservatives (parfois abrégé en neo-cons). L'usage américain a été transposé ici car il rend une meilleure justice à l'étymologie. De plus, l'appellation neo-cons a aux oreilles françaises des résonances si flatteuses que nous pourrions bien finir par l'adopter.

Où diable est-tu, Aldous Huxley19 ?

Alors, ils vont nous donner un traitement ou quoi ? Je dois sûrement avoir encore un peu de temps avant que cela n'arrive. Et s'ils ne le font pas, je devrais le faire moi-même de toute façon. On ne peut pas gagner dans le théâtre de fer. Ce que ses producteurs et ses metteurs en scène veulent est destiné à se produire. Ils ont toujours le contrôle. Et quand il s'agit de contrôle, on ne peut pas battre la bonne vieille industrie pharmaceutique américaine, qui a clairement relevé le défi de la rage adulte et du désespoir, et drogue maintenant les gamins avant même qu'ils atteignent la puberté. Durant les six dernières années les drogues de santé mentale prescrites aux enfants ont bondi de cinq cent cinquante pour cent. Récemment la Nouvelle Commission pour la Liberté sur la Santé Mentale20 a recommandé l'examen de la santé mentale de cent pour cent des enfants américains scolarisés et le traitement de tous les enfants jugés avoir besoin de médicaments. Bon Dieu, tous les gamins dans tout ce foutu pays ont besoin de drogues, au moins pour faire face à leur avenir dans le goulag global qu'on est en train de leur construire.

Sacré bon Dieu, Huxley, tu l'as vu venir, n'est-ce pas ? Mais je ne pense pas que ce sera presque aussi amusant que ta vision sinistre. Tu as présenté la possibilité que la science perfectionne le pain et les jeux — le Soma. Et bien ça c'était une idée, mon pote ! Trois marques de réalité pharmaceutique : Soma Technicolor, un hallucinogène plaisant ; Soma Medium, un tranquillisant comme le Valium ; et El Écrasor noir et doré, la pilule du sommeil lourd. Et pour les individualistes acharnés amoureux de la liberté, tu proposais ces îles tropicales au large. Il n'y avait là vraiment rien de coercitif. Si la ploutocratie21 t'avais écouté Hux, sur la bonne manière de pratiquer l'oppression, je serais maintenant lové sur les genoux d'Halliburton22 en gargouillant de bonheur. Je n'ai rien contre l'euphorie contrôlée par l'État s'ils ne lésinent pas sur les euphorisants. À propos Hux, je peux avoir le Technicolor sur l'île ? Ou on me jettera de celle-là aussi ?

En tout cas, on a l'air d'être vraiment baisés maintenant. L'homme, le singe qui fait des machines, est si fier des machines qu'il a créé qu'il pousse maintenant à la machinisation de la nature humaine elle-même. Pourquoi pas ? Elle a toujours été si sacrément imprévisible. Alors oui, bon Dieu, faisons ça ! Que la machinerie scientifique et économique que nous avons créée nous refasse à sa propre image. Que la technologie sans sagesse et l'efficacité sans bénéfice humain soient. Qu'une bienheureuse nation de somnambules hautement médicalisés soit, dans un enfer scientifique qui, si on se drogue suffisamment, ressemble au paradis.

Une visitation de Diogène23 et de Stonewall Jackson24

Et alors cette rage, hein ? Ma propre expérience personnelle me dit que, faisant partie de la nature humaine, c'est aussi un truc imprévisible. Ce soir je suis allé à une soirée de dîner donnée par un couple aimant la liberté, dont la moitié féminine est probablement la femme la plus intellectuellement courageuse en ville. Je ne peux pas le savoir avec certitude parce que même les gens les plus libéraux25 dans ce bourg du sud n'oseraient jamais m'inviter à dîner. Le mot a circulé.

Au bout de deux heures de dîner, j'ai fait quelque chose de mal. J'ai appelé un invité apolitique, assez gentil mais sans tripe, encore un putain d'Américain ignorant qui veut qu'on respecte son aveuglement auto-imposé, en ajoutant que tout n'est pas qu'opinion, tu sais ?. Ma bonne épouse s'est dressée horrifiée. (Oui, il y avait de l'alcool impliqué.) Maintenant, je sais que je ne suis pas le juge de la vie de cette homme, et qu'il a le droit d'avoir son opinion ou sa non-opinion. Mais certains jours je n'arrive même pas à trouver l'apparence d'un respect de soirée pour le déni américain, et c'était l'un de ces jours.

En guise de rationalisation, je me dis que si Diogène de Sinope pouvait vivre dans un tonneau et taper sur tout le monde grec, alors j'ai le droit à une biture et à une éruption occasionelle, malgré la disparité entre mes talents et ceux du vieux grec mort depuis longtemps. C'est ça ou la solution du fusil à cerf et du château d'eau. Ou la polémique à trois sous en ligne que vous subissez maintenant. Tout cela étant davantage de conneries, mais c'est le mieux que je puisse faire sur le moment pour rationaliser une mauvaise conduite.

Il est onze heures, après le dîner, et je suis assis sur un banc dans cette obscurité moite de l'été en face du Musée du Quartier Général de Stonewall Jackson, situé juste derrière ma maison.

Stonewall Jackson, assis sur son cheval, suçait des citrons pendant qu'il dirigeait calmement le massacre de milliers de gens. Je devrais probablement prendre des citrons au lieu de gin. Mais au moins je suis coupable de simple stupidité, pas d'un massacre. Demain je m'en repentirai. Peut-être. Cela dépend si quelqu'un avec une autorité légale décide finalement que j'ai besoin d'aide. Pendant ce temps, n'importe quel genre de résistance opposée aux cons, même de la sorte la plus stupide, apporte du soulagement par une chaude nuit dans le théâtre de fer.

Cette colère sortira en prose le matin. Le plus probablement, en mauvaise prose. (Elle est sortie et vous la lisez maintenant.) Mais au moins elle sera sortie. Bon Dieu, il n'y a que le monde en jeu •