Si vous maîtrisez l'anglais américain...

Le texte original : Sunday in a Red State.

Les essais de Joe Bageant sont joliment mis au format PDF par le site Coldtype.

Joe bageant est né en 1946 à Winchester en Virginie. Vétéran du Vietnam et du mouvement hippie, il a débuté sa carrière de journaliste en chroniquant la contre-culture des années 70. Ses essais politiques publiés sur l'internet anglophone lui ont conquis un vaste public •

Dimanche dans un État rouge

Par Joe Bageant
22 mars 2005
Si Jésus réapparaissait sur Terre demain se serait probablement à Daytona ou dans un restaurant Cracker Barrel.
— Punk Wilson, gros malin local

1. Expression qualifiant des propos simplistes, tels que des propos de comptoir. En outre, cracker était employé par les Noirs du Sud pour désigner péjorativement un Blanc pauvre — l'équivalent de nigger (négro) en quelque sorte.

2. Allusion au film Deliverance de John Boorman, adapté du roman de James Dickey.

3. Dans le texte : white trash, littéralement l'ordure blanche.

4. Dans le texte : legit honky soul food. Comme cracker, honky est un terme péjoratif désignant un Blanc.

5. En Amérique beaucoup de ruraux et de travailleurs qui ne boivent pas d'alcool ni ne vont dans les bars se rassemblent autour de la tarte et du café. Particulièrement après l'église le dimanche. Inutile de dire qu'ils sont presque toujours obèses. — Joe Bageant.

6. Des drapeaux confédérés.

En effet, Cracker Barrel1 doit être la chaîne de restaurant au nom le plus approprié d'Amérique. La dernière fois que j'y suis entré avec un ami noir pas d'ici, presque toutes les têtes se sont tournées à l'unisson vers nous. Mon ami a jeté un regard à la tapisserie de faces blanches porcines et a dit Ramène-moi à la bagnole. Je peux attraper un happy meal à la sortie de Deliverance2.

Néanmoins, Je serai le premier à admettre que la cuisine à Cracker Barrel est sacrément bonne pour une chaîne de restaurant... patates et haricots authentiques de la racaille blanche3. Pour être de la cuisine authentique du Sud elle doit être inauthentique façon camelote, mais quand même savoureuse, si vous voyez ce que je veux dire. C'est un truc comme : servir un cola à la marque du magasin avec un sandwich pain blanc, tomate, mayonnaise — authentique. En tout cas, si Cracker Barrel met au point un beignet de poisson-chat, la chère sera légitimement de la cuisine traditionnelle des sales Blancs4.

Alors je suis à Cracker Barrel, à la frontière de la Virginie et de la Virginie occidentale, avec mon frère pasteur après son service religieux du dimanche matin. Situé pas loin de l'église où mon frère prêche, l'endroit est toujours bourré de chrétiens fondamentalistes tarte-et-café5, plus un petit nombre de touristes, des cols-bleus du Nord descendus de Pennsylvanie pour tripoter l'artisanat péquenaud taïwanais des boutiques de cadeaux et les drapeaux rebelles6 serviettes de plage.

Les clients, pour la plupart des locaux costauds et bien récurés, se serrent la main et se tapent dans le dos comme s'ils ne se voyaient pas trois fois par semaine à l'église : Comment ça va tous ? Ah la la, vous avez si bonne mine Sœur Clark ! Autant j'aime leurs manières familières, je suis désolé de dire que je n'aime pas beaucoup les fondamentalistes chrétiens. Particulièrement en groupe. Ils tendent à se serrer comme des loups et deviennent hypocrites, insolents et intolérants. Ça me rappelle trop moi-même quand je suis ivre.

7. William Franklin Graham junior est un prédicateur particulièrement médiatique et actif internationalement, et un proche de nombreux présidents américains contemporains.

Même après toutes ces années je suis toujours un peu surpris que mon petit frère soit un prédicateur. Il n'est pas comme ça du tout — insolent et hypocrite, je veux dire. Je ne devrais pas être surpris pourtant. Nous avons une quantité de prédicateurs arbustes dans notre arbre généalogique, principalement pentecôtistes et baptistes. Et nos parents se sont rencontrés à une réunion en plein air de renouveau de la foi de Billy Graham7 pendant la Seconde Guerre mondiale. Dans ma génération de Bageants cependant, l'Esprit Saint semble enfler au cours des décennies comme un feu enfermé dans les os. À un certain point de leur vie jaillit la flamme de la conversion. Sauf pour moi.

J'ai échappé à la vie chrétienne il y a presque quarante ans pour manger du LSD, envisager le bouddhisme et laisser une paire de mariage tomber à l'eau. Finalement, au soulagement étonné de ma famille, j'ai réussi à me calmer avec une bien meilleure femme que je ne mérite, deux chiens et une tension artérielle assez haute pour que la peur me garde à une distance respectueuse de la bouteille de scotch.

L'église de mon frère est ce qu'on appelle une église baptiste indépendante. Assez indépendante de votre monde et du mien pour qu'il dise des choses comme : J'ai aidé à exorciser mon premier démon hier, Joey. J'aurais aimé que tu sois là. Moi aussi, en fait. Les églises fondamentalistes indépendantes sont théologiquement des lieux sauvages et confus, dont les caractéristiques et les systèmes de croyance peuvent s'accommoder de n'importe quel Prêcheur Bob ou Pasteur Donnie ou de quiconque peut lire de travers le Bon Livre. Le clergé sort des rangs de l'église et il est habituellement peu éduqué. (Hé, ils ont été à l'école publique en Amérique, n'est-ce pas ?) Cela a toujours été le cas dans le fondamentalisme américain depuis l'époque des églises du fond des bois, et il continue à fournir à la nation des littéralistes charismatiques dont la capacité de lecture et d'abstraction est entre minimale et que dal. Combinez ça avec trente ans de croissance des écoles chrétiennes, et vous commencez à comprendre comment on s'est mis dans une merde pareille aujourd'hui... pourquoi tant d'États retapent leur système éducatif pour que la fable d'Adam et Ève puisse remplacer Darwin et que nous soyons tous assurés que David ait tué Goliath malgré le manque total de preuve de leurs existences respectives.

Pourtant, regardez les assemblées de ces églises et vous verrez que ce ne sont pas de mauvaises gens. Ils ne sont ni une minorité ni un culte dans ce pays, vu leurs millions, ils sont simplement ce que sont les Américains ordinaires aujourd'hui — des gens de la classe laborieuse dont la vie intérieure a été démolie par le XXe siècle. Pour inconscients qu'ils en soient, la leur fait partie d'une résurrection globale du fondamentalisme, qui a émergé quand le matérialisme triomphant est arrivé dans le sillage des Lumières. Pauvres chères Lumières ! Si brèves ! Puis fracassées par deux guerres mondiales, Verdun, Dresden, Auschwitz, les goulags, les armes nucléaires, le désastre écologique imminent... non que quelqu'un dans cette église ait jamais entendu parler des Lumières. Deux générations ont été élevées dans des écoles chrétiennes, dans l'hostilité inflexible et la peur de la guerre froide, le déclin des vrais payes et de l'éducation. Est-il étonnant qu'ils soient si attirés par l'Apocalypse à la fois matériellement et littéralement ? De leur chez-eux tel qu'ils le connaissent dans ce monde, on regarde par la fenêtre et ce qu'on voit est la fin prochaine de ce foutu monde.

En réaction, ils se sont raccrochés depuis longtemps à ce qui revient à des complexes mentaux et théologiques, ont construit des centaines d'institutions et d'écoles chrétiennes et formé deux générations pour un État théocratique. Le penseur fondamentaliste Gary North annonçait il y a des décennies : Nous formerons une génération de gens qui savent qu'il n'y a pas de neutralité religieuse, pas de loi neutre, pas d'éducation neutre, et pas de gouvernement civil neutre. Alors ils s'activeront à construire un ordre social, politique et religieux basé sur la Bible qui privera finalement de liberté religieuse les ennemis de Dieu.

Et bien, ils l'on fait.

Mais revenons à Cracker Barrel... Mon frère attaque son pavé de viande et ses haricots verts abondamment poivrés avec un enthousiasme réconfortant. Élégant et virant au gris, son costume est plutôt stylé pour un prêtre dans son type d'église. Comme c'est la saison de la chasse, il s'est lancé dans une histoire de chasse au cerf. Quand il se sent mal à l'aise avec moi il raconte une histoire de chasse. Mon frère utilise les mêmes fusils que nos grand-pères. Comme eux, c'est un chasseur qui met au moins deux cerfs et une biche dans le congélateur chaque année et pourrait probablement en rapporter autant si on lui donnait seulement un sac de pierres pour chasser. S'il y a un gène de la chasse, il l'a. Notre famille est du genre où la première question posée après la mort du père est : Qui prend les fusils de papa ?. Aussi étrange que cela puisse paraître à beaucoup de citadins, des millions d'Américains hocheront de la tête et souriront à la familiarité de cette observation dans leur propre expérience familiale.

8. Les États rouges sont les États votant majoritairement pour le Parti Républicain, les États bleus sont les États votant majoritairement pour le Parti Démocrate.

9. Une chaîne des montagnes Appalaches (littéralement : La crête bleue).

La chasse au cerf est la seconde religion de nombreux États rouges8, et spécialement ici dans le Blue Ridge9. Les échos du craquement d'un lointain fusil ou l'odeur sauvage et fraîche d'un cerf pendu sous la lampe d'un porche une nuit de neige m'ensorcelle encore avec le même animisme montagnard que lorsque j'étais enfant. Mais je n'ai pas chassé depuis vingt-cinq ans et je ne m'attends pas à recommencer un jour. Alors mon esprit dérive pendant qu'il parle de chasse. À travers la fenêtre il y a de mornes crêtes grises-brunes pleines de chasseurs invisibles. La traque des âmes pour Jésus de mon frère est très semblable à une chasse au cerf. Beaucoup d'attente silencieuse de l'exact moment de vérité.

10. Francis Schaeffer était un théologien et un pasteur presbytérien. Dans son livre A Christian Manifesto, il appelle les chrétiens à la désobéissance civile afin de rétablir la morale biblique.

11. Pat Robertson est un multi-millionaire télévangéliste (prédicateur à la télévision) et un militant politique de droite, adversaire de la séparation de l'Église et de l'État. Il prétend que ses prières infléchissent le trajet des ouragans.

Quand je regarde mon frère, un homme gentil, essentiellement brave et travailleur, exemplaire de toutes ces choses qu'un Américain est censé être, je vois que l'un des plus grands événements politiques en Amérique, et des plus négligés, est comment des millions de gens comme lui et ses ouailles ont été poussés du camp apolitique vers l'activisme chrétien. Et comment, malgré toutes leurs revendications d'indépendance, ces églises ont été si profondément façonnées par les fanatiques modernes des trente dernières années. Pourtant les églises ne sont pas conscientes que la source originale de leurs idées théologiques est l'obscure et étrange coterie des chrétiens reconstructionistes, qui veulent lapider les homosexuels, tuer les enfants désobéissants et construire un État théocratique en établissant la loi biblique en Amérique. (Allez à www.theocracywatch.org ou lisez n'importe quoi de l'érudit du fondamentalisme américain Frederick Clarkson.) Via les éducateurs orientés Presbytèriens, les directeurs et les pasteurs de l'école baptiste, le système de télécommunication charismatique, les radicaux sont parvenus à façonner des centaines de milliers de pentecôtistes et de chrétiens charismatiques, ainsi que de nombreux baptistes fondamentalistes, pas seulement en tant qu'électeurs, mais en tant que militants idéologiques pour une vision biblique du monde reconstruite en matière de gouvernement, de droit, d'éducation, d'art et de politique étrangère. Comme le dit Frederick Clarkson : Que ce soit les militants d'Operation Rescue inspirés à agir contre l'avortement à cause des livres de Francis Schaeffer10, ou les pentecôtistes qui ont répondu au ministère politisant et aux ambitions électorales de Pat Robertson11 durant les années 1970 et 1980, cette radicalisation radicale des Protestants est l'une des histoires majeures de la politique américaine moderne. En regardant mon frère éponger la dernière goutte du jus des haricots avec son pain ici, à Cracker Barrel, on ne devinerait jamais qu'il est au centre d'une telle tempête. Pourtant il comprend que lui et ceux de son genre sont à un point pivot, bien qu'ils formuleraient cela en termes de main de Satan dans le monde plutôt qu'en termes politiques.

Le déjeuner fini, nous nous dirigeons vers la porte et mon frère dit : Joe, tu sais qu'il y a quelque chose dont il faut qu'on parle — ton salut. Rien ne me rend plus anxieux que quand il veut me parler de mon salut. Et il veut en parler à chaque maudite fois que l'on est ensemble, ce qui pour cette raison n'arrive pas souvent.

Joe, j'veux pas être là haut dans les cieux avec papa et Dieu sans toi, dit-il avec un air suppliant. Seras-tu sauvé ?

Il y a le temps pour ça, j'esquive.

Nul ne sait l'heure, répond-t'il. Après avoir été secoué par cette question pendant trente ans on penserait que j'aurais fini par trouver une meilleure réponse. Mais une seule réponse pourra jamais le satisfaire. Nous marchons dehors dans ce genre de froid qui blesse le visage. J'ai même pas fini mon histoire de chasse au cerf, dit-il. (Il fait sacrément trop froid là dehors pour filer la conversation en ce qui me concerne mais, bon, je vous ai dit pour le truc de la politesse...)

Et bien M'sieur, ce vieux cerf est en vue et cette fois je sais que je le tiens...

Un frisson m'envahit. Mes jambes semblent molles.

Ce cerf m'a regardé le plus longtemps. Droit et direct. Je pouvais voir le ciel dans ses yeux comme le paradis. La voix de mon frère s'élève maintenant.

Les collines brunes glacées ondulent autour de nous... un ciel de plomb pèse, de plus en plus bas, de plus en plus près, pour seulement se briser, en laissant percer une voûte d'argent.

12. Une Winchester modèle 1894.

J'ai levé la vieille 9412 de papa...

Sa main est venue reposer sur mon épaule, lourde, et pourtant sans poids. Un tremblement incontrôlable m'a pris. Les crêtes stériles dépourvues de feuilles se plissent maintenant comme les dos velus de grandes bêtes et un vent aigu s'élève et gémit des passages depuis longtemps oubliés... je lève les yeux vers les collines... d'où vient ma force.

Le visage de mon frère est submergé d'une beauté terrifiante tandis qu'il poursuit la traque.

La visée s'est fixée juste sur son cœur...

Je sais qu'à peu près à ce point là vous pensez que j'ai été sauvé. Je ne l'ai pas été. Au lieu de cela je me suis repris, plutôt comme un homme tombant d'une grande hauteur qui parvient à attraper un store dans sa chute. Ça arrive tout le temps. Être au bord du soulagement le plus exalté, puis s'en écarter car cela voudrait dire aussi la mort de soi tel qu'on se connaît. La vie ne serait-elle pas sacrément plus facile si nos péchés passés, toutes les choses affreuses qui nous font grimacer à leur souvenir, étaient placées solidement sur les épaules éternelles de Jésus ? Repartir à zéro ?

Alors, l'homme qui a attrapé le store dans sa chute ressent-il au moins une once de soulagement ? Bon Dieu non. Il est juste planté là dans le parc de stationnement, aussi mal à l'aise que la proverbiale prostituée dans l'église, à regarder son frère qui étouffe sa déception — non, pas de la déception, un chagrin totalement inconsolable. Il est au bord des larmes. J'inspire de l'air, en essayant d'alléger l'ambiance et d'accuser la stupidité. J'essaye même d'aborder le sujet légérement. Une chose est sûre petit frère, dis-je. Ces coups manqués doivent cesser. Mon vieux cœur n'est plus ce qu'il était.

Oh, je n'ai pas manqué ce cerf, dit-il, un rictus rigide vissé au visage. Je l'ai eu à environ deux-cent mètres. Comme je l'ai dit, nous sommes des gens qui connaissent le sous-texte mais ne le commentent jamais. Parfois il peut nous sauter dessus et nous frapper à la tête et nous l'ignorons quand même.

13. En référence à la Genése.

14. En référence au Nouveau Testament.

Les rafales de neige s'épaississent tandis que nous faisons nos adieux à une autre détonation lointaine d'un fusil à cerf. Une fois de plus moi, le frère prodigue, j'ai été arraché à la grâce offerte, par la main certaine de la fierté. Comme la main qui tire la détente, abattant le douze-cors sans méfiance, la main de la fierté me ramène dans son propre dominion13, à travers les eaux de Babylone14, une rivière si profonde et large que même le sang et la fraternité ne peuvent la traverser. Qui suis-je pour dire que cette main ne serait pas mieux appelée celle de Satan ? •