Si vous maîtrisez l'anglais américain...

Le texte original : A Mean and Unholy Ditch.

Les essais de Joe Bageant sont joliment mis au format PDF par le site Coldtype.

Joe bageant est né en 1946 à Winchester en Virginie. Vétéran du Vietnam et du mouvement hippie, il a débuté sa carrière de journaliste en chroniquant la contre-culture des années 70. Ses essais politiques publiés sur l'internet anglophone lui ont conquis un vaste public •

Un fossé méchant et profane

Le sommeil de la raison parmi les chiens sauvages et le gin

Par Joe Bageant
10 janvier 2005

1. Il est indispensable lorsqu'on lit des textes politiques américains de garder à l'esprit que le mot liberals y désigne, à l'inverse de l'usage français actuel, des gens de gauche. En revanche, les gens que nous appelons libéraux ou ultra-libéraux sont en Amérique des neo-conservatives (parfois abrégé en neo-cons). L'usage américain a été transposé ici car il rend une meilleure justice à l'étymologie. De plus, l'appellation neo-cons a aux oreilles françaises des résonances si flatteuses que nous pourrions bien finir par l'adopter.

2. La doctoresse Maria Montessori fut l'inventeur d'une méthode pédagogique basée sur la joie d'apprendre et l'autonomie des enfants (le contraire de ce qui se pratique habituellement, en somme). Les écoles Montessori ont aujourd'hui une réputation d'élitisme social en contradiction avec leur intention originelle.

3. Karl Christian Rove est le principal conseiller politique de George Bush.

4. Le célébre hotel Algonquin de New York a mis à sa carte un martini à dix-mille dollars dont la particularité est un diamant déposé au fond du verre. Les serviettes de l'établissement portent une citation de l'écrivain Dorothy Parker : J'adore le martini — mais deux au plus. Trois je suis sous la table ; quatre sous mon hôte.

5. Thanksgiving est une fête religieuse américaine et canadienne. Aux États-Unis elle est célébrée le quatrième jeudi de novembre et donne traditionnellement lieu à un grand repas de famille.

6. Latin, il ne suit pas. Se dit d'une conclusion sans rapport avec les arguments.

7. Les born again Christians sont des personnes ayant redécouvert la foi et la pratique religieuse.

8. Jump Jim Crow est une chanson du XIXe siècle qui était interprétée par un comédien blanc, le visage noirci, dans un anglais petit nègre. Les lois Jim Crow désignent les lois de ségrégation raciale américaines des années 1890 aux années 1960.

La chose la plus dure à saisir pour les libéraux1 américains communs est quel endroit vraiment politisé et haineux est devenue une grande partie de l'Amérique — un long et méchant fossé dominé par les chiens sauvages où les normes de la civilité ne s'appliquent plus. La seconde chose la plus dure pour les libéraux est d'admettre qu'ils sont confortablement isolés dans la classe moyenne et ne vont pas prendre le moindre risque dans la bataille pour l'âme américaine... aussi longtemps qu'ils vivent encore dans un bon quartier, envoient leurs enfants à Montessori2 et obtiennent leur part du gâteau américain. Appelons cela la politique de la zone de confort.

Toujours à l'affût de bouffe et de bibine de marque gratuite, je me suis glissé dans la zone de confort au nouvel an 2005, à une charmante fête de citadins littéraires qui avaient afflué du nord de la côte est. Ils ont tous l'air d'avoir des maisons de campagne ici, dans la vallée de Shenandoah, ces temps-ci. Alors, pendant que je mâchais du saumon frais avec un éditeur libéral chic, elle a dit : Je commence à comprendre comment Karl Rove3 a conduit une si grande partie du peuple américain à voter pour Bush durant les élections. (en prononçant peuple de cette manière qu'ont partout les libéraux urbains sur-diplomés, indiquant qu'elle ne considère pas en faire partie). Et je pense : Jésus Christ Madame, comme s'il fallait les conduire loin !

Cet éditeur chic passe peut-être son temps à attendre de voir un autre martini Dorothy Parker à dix-mille dollars4 à l'hotel Algonquin, mais mon point de vue sur l'Amérique est moins élevé et certainement sacrément moins cher. Quand je regarde les comptoirs des bars d'Amérique, les repas de paroisse, les rencontres de collectionneurs et les clubs d'effeuillage, je vois que le peuple américain aime ce qui se passe. Ou du moins la moitié d'entre eux. Ils aiment le championnat du monde de catch, les drapeaux confédérés et la télévision à écran plat, et ils aiment l'idée d'un empire américain. Les gens se torchent des programmes sociaux, ou des pauvres, ou des autres races, ou de la planète, ou des animaux, ou de quoi que ce soit d'autre. Ils aiment le carburant pas cher et rendre la vie difficile pour les pédés. Ils aiment courir aux ventes de Thanksgiving5 et de Noël. Et quand le fascisme viendra ils aimeront cela aussi.

C'est la réalité. Elle est tout autour de nous et seuls les libéraux, dans leurs efforts égalitaires nobles mais aveugles, le nient. Les gens cependant, ne nient pas la réalité — ils la créent du ventre de leur ignorance perverse, tandis que la gauche parle en non sequitur6 et se demande pourquoi elle n'arrive à obtenir aucune traction politique. Pendant ce temps, c'est le football, et le stock-car, et les armes, et une république sans pédés mariés pour les gens. C'est ce qu'ils veulent. C'est pour cela qu'ils ont voté — une république morale.

Les valeurs morales n'ont bien sûr rien à voir là dedans. Ce pourquoi ces gens ont voté il y a une paire de mois est la haine d'autres êtres humains culturellement différents d'eux, particulièrement les homos et les lesbiennes, mais aussi les non chrétiens ressuscités7. C'est pourquoi les républicains ont fait voter des amendements constitutionnels interdisant le mariage homosexuel dans onze États. Ils soupçonnaient que la haine était là pour être exploitée. Et elle y était, passant aisément dans neuf des onze États. C'était toujours la haine de ceux qui sont différents. Haïr l'autre.

Étant sudiste, j'ai haï dans ma vie. Et comme la plupart des gens après cinquante ans, cela se voit sur ma figure, parce qu'à cet âge on a tous le visage que l'on mérite. De même, j'ai vu la haine chez les autres et je reconnais la chose quand je la vois. Et j'en vois plus maintenant que je n'en ai jamais vu dans ma vie (ce qui est quelque chose si l'on considère que j'ai grandi ici à l'époque de Jim Crow8). La haine néo-conservatrice que je vois ici est à tout point de vue égale à celle que j'ai vu chez les miens durant ces années violentes. Irrationnelle. Profondément enracinée.

Et voici le hic. Aussi laide que soit cette haineuse moitié ou plus des Américains, ce n'est pas entièrement de leur faute. Leurs croyances sont au moins partiellement le résultat d'un système de propagande sophistiqué, perfectionné pendant des décennies par les médias de l'État et des intérêts privés combinés. La saturation n'a jamais été aussi forte. Alors que nous parlons 72% des Américains croient toujours qu'il y avait des armes de destruction massive en Irak, et 75% croient que Saddam soutenait Ben Laden. Ils ne sont pas arrivés par eux-mêmes, chacun et indépendamment à d'aussi stupides conclusions (si même une acceptation aussi idiote peut être appelée une conclusion). Endoctrinés par la propagande d'État, ils ont agi et continuent d'agir en conséquence — c'est à dire grotesquement aux yeux du monde.

Je n'ai pas besoin de dire aux lecteurs informés que le reste du monde est depuis longtemps repoussé par cette sorte de grotesque américain, ce spectacle américain sombrement provincial et arrogant. Mais une partie du monde a encore des difficultés à admettre ce qu'elle observe : que les Américains sont devenus belliqueux, méchants, et franchement dangereux pour la sécurité et la stabilité du monde. Par exemple, mes cousins anglais, peut-être dans un effort de gentillesse, me disent : Nous ne vous haïssons pas, mais nous haïssons votre gouvernement. Ils font écho à beaucoup d'Européens en cela. Ce qui n'est pas sincère de leur part car, malgré nos élections truquées, le gouvernement ici est toujours élu par une majorité relative au moins, et dans bien des cas par une majorité absolue d'électeurs. Alors vous ne pouvez pas pisser sur le gouvernement élu sans toucher les gens qui l'ont élu. Surtout si l'on considère qu'une majorité soutient fortement toutes et n'importe quelles guerres de notre gouvernement.

Néanmoins, à part l'Israël peut-être, le monde veut haïr l'Amérique. Le sens commun leur dit qu'ils devraient — bon Dieu, nous sommes incontrôlables. Mais contrairement aux Américains, les Européens semblent avoir des difficultés à se laisser révoquer des millions d'autres gens d'un seul coup. Alors ils se disent que notre administration moralement corrompue est à blâmer pour tout ça. Boooouuuh ! Désolé les gars, mais peu importe comment vous pelez cette crotte velue, notre prince clown a été élu avec environ la moitié des votes populaires, et il conserve le soutien ouvert d'au moins la moitié du public. Alors, si vous n'aimez pas la politique de Bush, vous haïssez les cent-quarante-millions d'Américains qui continuent de soutenir solidement sa politique. Au minimum vous devez haïr environ la moitié d'entre nous. Bon Dieu, on les hait aussi. Cessez de vous sentir mal et admettez que les Américains ont élu volontairement une bande meurtrière de têtes de nœuds fascistes. Maintenant vous ne vous sentez pas mieux ?

Alors que fait-on quand on n'aime plus son pays ? Je n'aime pas mon pays. Du moins celui que je vois autour de moi ces temps-ci. Et, ô blasphème des blasphèmes ! Je ne soutiens pas nos troupes. Vous non plus probablement. Maintenant qu'on n'est plus gêné par cela, peut-on parler honnêtement ici ? Je suis peut-être un communiste violeur de bébé selon les standards patriotiques de la folie guerrière en cours, mais d'autres Américains plus conventionnels disent haut et fort quels gens grotesques nous sommes devenus. L'une d'entre eux est mon amie Margaret Waters-Parmer de l'Iowa, qui donne cet exemple :

Il y a plus de trois ans j'ai commencé un club de lecture avec un groupe de femmes. Je suis la seule libérale dans ce groupe. Nous avons une chrétienne ressuscitée, et le reste est à peine orienté religieusement.

9. Un roman noir de Tim Dorsey, publié en français sous le même titre.

Ce mois-ci nous lisons un livre appelé Florida Road Kill9. Oh, l'emportement sur les meurtres sanglants et comme cela était dégoûtant ! Elles se sont demandé comment quelqu'un pourrait faire de si horribles choses, quel genre d'esprit pouvait concevoir ces actes dégoûtants, ces affreuses tortures, etc. Progéniture de Satan que je suis, j'ai fait remarquer que notre propre gouvernement torturait les gens à Abou Ghraib, et le dissimulait, et maintenant le sous-traitait à d'autres pays.

Comme un groupe de vaches qui tourne ses têtes de concert pour voir quel était ce bruit, elles se sont tournées et m'ont regardé en ruminant silencieusement. Cette horrible femme (moi) faisait encore ces déclarations bizarres et stupides. Rien n'a été dit. Elles ne se sont pas fâchées. Elles ne le font jamais. Elles se sont juste arrêtées et se sont remises à discuter du manque de remords des gens dans le livre ! Comme ces personnages étaient inconscients et insensibles !

J'en suis restée bouche-bée. Que sont ces gens ? Ils ferment leurs yeux, leur esprit, et leur cœur, et quand je leur pose la question la réponse que j'obtiens tous le temps est : Ça me contrarie trop. Et quand on les pousse : J'essaye de faire de mon mieux dans mon petit quartier vient en second.

J'ai des proches dans ce groupe et ils commencent à me répugner. Des gens que je croyais bons, honnêtes et affectueux sont devenus quelque chose que je ne reconnais pas. Ils sont exactement le même type de personnes qu'il a fallu traîner aux camps de concentration après la guerre et mettre leur nez dans la cendre — et ils prétendaient encore qu'ils ne savaient pas ce qui se passait. Je ne peux pas me rappeler avoir été aussi consternée par mes compatriotes Américains.

J'ai appris que la discussion n'est pas possible ici en ce qui les concerne. Ils ne regarderont pas, ne liront pas, ne penseront pas. Et ce sont des gens éduqués. Le pire est que j'obtiens les mêmes réactions des démocrates comme des républicains. Ils ne peuvent même pas admettre que le vote a été si erroné, si volé.

Riches, pauvres, éduqués, inéduqués, religieux ou pas, une horrible sorte de silence et de dénégation a pénétré toutes les strates de notre population...

10. Dans le texte : pass the collard greens. Il s'agit de chou fourrager, un légume typique de la cuisine du sud, particulièrement de la cuisine des pauvres.

Et bien, pincez moi le cul et passez moi le chou10, Margaret ! Vous avez mis dans le bon Dieu de mille. Ce n'est pas seulement la cruauté outrageuse de l'administration qui nous donne des raisons d'avoir peur. Les moments d'affreuse prise de conscience comme le vôtre sont plus terrifiants que n'importe quelle information. La même chose m'arrive souvent en bonne compagnie. Ce silence dont vous parliez. En moins bonne compagnie on se menace parfois de se fiche sur la gueule. Voici la réponse que j'ai eue quand j'ai mentionné les même atrocités américaines en Irak à une relation locale masculine :

La guerre c'est l'enfer Bageant. Les gens sont tués et blessés. C'est comme ça depuis toujours. Ce qu'il y a, c'est que les États-Unis et leurs alliés se donnent du mal pour essayer de ne pas tuer des civils... au point que dans certains cas ils mettent leurs propres hommes en danger. Aussi, les terroristes se cachent lâchement derrière les jupes des femmes et les gamins parce qu'ils savent que les Américains ne tueront pas des civils. Personnellement, j'en ai rien à torcher que des civils soient tués. Ça fait partie de la guerre. Alors va raconter tes conneries ailleurs, en Irak par exemple, et on verra si t'aime ça. Va te faire foutre le cul à sec avec une grosse bite d'âne, et je resterai à te regarder saigner à mort en me marrant pendant que tu crèveras, pauv' merde.

Je l'admet, il y avait peut-être du gin pas cher impliqué là-dedans. Mais vous voyez le tableau. Ces remarques viennent d'un Américain prétendument sain, un citoyen, travailleur et contribuable ordinaire. Je peux vous en montrer des milliers par ici qui ont la même opinion, sinon le même flair pour les obscénités. Quelque chose cloche dans ce pays. Cloche terriblement.

Mais pour l'instant, pour les libéraux, seules comptent les élections de 2008. Il n'y a même pas eu d'élections en 2004 et quand 2008 arrivera, il n'y aura pas non plus d'élections de 2008. Seulement leur illusion rituelle. Les libéraux n'ont toujours pas compris cela. Ils se sont réveillés après le départ du train et maintenant ils attendent à la mauvaise gare en attendant le prochain, qui n'arrivera jamais. Ils continuent à travailler de l'intérieur du système. Ils vont battre un système truqué contre eux, et voici comment ils comptent faire : en sortant tous ces électeurs libéraux inexploités qui sont censés être là à attendre de faire la différence ! Terrible ! J'espère qu'ils ont raison, je l'espère vraiment. Parce que ce que je vois ici dans l'Amérique profonde c'est sacrément plus de conservateurs en colère qui restent à inscrire. Des tas.

Ah, oui. Ils vont présenter Hillary Clinton. Ouais, ça va leur montrer à ces sales neo-conservateurs ! Si l'impotent Parti Démocrate décide de présenter Hillary Clinton on aura droit au spectacle d'un essaim encore plus grand de Visigoths néo-conservateurs envahissant les bureaux de vote. Comme me le disait mon président de bureau et ami républicain Shuggy à la boutique locale de vin et de porno (oui, c'est un endroit réel, je n'ai jamais dit que nous n'avions pas de classe ici bas) : Bill Clinton pouvait te faire une branlette d'une main et les poches de l'autre et le monde entier l'adorait. Mais personne n'aime cette apparatchik suffisante d'Hillary. Sauf bien sûr d'autres apparatchiks et quelques idiotes de femmes de docteurs libérales. S'ils décident de présenter Hillary, les démocrates feraient aussi bien de se peindre une cible sur le cul et de descendre à la prochaine chasse au canard organisée au profit du Parti Républicain par Tom Delay au Texas.

Un type brusque ce Shuggy. Mais il a raison.

Le monde n'est pas un endroit particulièrement noble et ne l'a jamais été, mais il est devenu vraiment difficile de sous-estimer la bêtise crasse américaine ces temps-ci. Particulièrement notre capacité à absorber la haine sans cligner de l'œil, comme si c'était de la bière gratuite, et appeler cela des valeurs morales. Comme je l'ai dit, j'ai vu le visage de la haine de mon temps, et c'est celui-là. Je finis avec ceci :

11. Medgar Evers, assassiné en 1963, était un militant afro-américain du mouvement des droits civils. Son assassin, Byron de la Beckwith fut acquitté deux fois par le jury, et finalement condamné en 1994.

12. Wheel of fortune, un jeu télévisé qui a été également diffusé en France.

13. Gerald Norman Springer est un politicien démocrate passé à la télévision. Son émission, The Jerry Springer Show, est décrite comme étant une exposition de monstres dans une ambiance de match de catch.

Byron de la Beckwith, le type qui a abattu Medgar Evers11, avait un locataire du dessous qui a été arrêté par le FBI il y a quelques temps. Quand le FBI l'a coffré il était vêtu de la panoplie nazi complète, casquette brillante, ces bottes noirs qui montent jusqu'aux genoux et une petite moustache d'Hitler, le tout briqué et luisant, sans un pli ni un froissement. Il était juste en train de se prélasser en regardant La Roue de la fortune habillé comme ça quand le FBI est venu pour lui. A la scène suivante il est dans l'émission de Jerry Springer13, spasmodique ou quelque chose comme ça (tremblements du visage), se déclarant le dictateur du monde. Oui, il a vraiment dit ça. Et la mère d'Hitler était dans le public, alors Jerry traverse les moqueries et les obscénités pour lui demander ce qu'elle pense de son fils, à quoi elle répond sincèrement et en plein sentimentalisme : Je suis tellement fière qu'il ait dédié sa vie à aider les autres !.

Ainsi vont les choses. Une nation regarde avec une attention bouche bée le spectacle d'un nazi taré et de sa maman adorante. Des matrones de l'Iowa détournent leurs yeux de notre meurtre d'enfants irakiens aux yeux sombres en remuant leur thé. Et Shuggy le républicain quitte la boutique de vin et de porno non pas avec du vin, mais avec une video qui promet plus de chaudes fesses noires qui se lâchent !.

Je vous le dis, l'Amérique est sacrément bizarre et de plus en plus. Honk ! •