Si vous maîtrisez l'anglais américain...

Le texte original : The Sucker Bait Called Hope.

Les essais de Joe Bageant sont joliment mis au format PDF par le site Coldtype.

Joe bageant est né en 1946 à Winchester en Virginie. Vétéran du Vietnam et du mouvement hippie, il a débuté sa carrière de journaliste en chroniquant la contre-culture des années 1970. Ses essais politiques publiés sur l'internet anglophone lui ont conquis un vaste public •

L'attrape-couillon appelé espoir

Tirer le meilleur d'une lente apocalypse

Par Joe Bageant
20 novembre 2008

1. On peut lire sur ce même site : Combler le retard d'effondrement par Dmitry Orlov.

Nous venons de conclure une élection dans laquelle les deux partis parlaient d'espoir, chacun plus que l'autre. L'espoir, cette croyance obscure et indéfinie que quelque force inconnue, peut-être Jésus, ou la science moderne, ou un grand dirigeant politique, ou autre — une force jusqu'à présent inconnue — inversera notre condition nationale ou personnelle... nous délivrera de ce que chaque parcelle de preuve indique être irréversible, sinon politiquement, écologiquement : le déclin et éventuellement l'effondrement1. Il y a une nette différence entre l'espoir et comprendre les faits, puis entretenir un optimisme justifié. L'espoir est une pensée magique, un jeu de couillon. Les politiciens du monde entier comprennent pleinement cela.

2. The Audacity of Hope: Thoughts on Reclaiming the American Dream (L'audace de l'espoir : pensées sur la reconquête du rêve américain ; le titre de l'édition française est : L'audace d'espérer : une nouvelle conception de la politique américaine) est un livre publié en 2006 par le sénateur Barack Obama, déjà pressenti comme l'un des candidats démocrates possibles aux élections présidentielles de 2008.

3. Écocide : néologisme combinant le préfixe éco- (maison) comme dans écosystème, et le suffixe -cide (tuer) comme par exemple dans suicide.

4. Rachel Aliene Corrie était une étudiante américaine et une militante de l'organisation International Solidarity Movement. Elle a trouvé la mort dans la bande de Gaza sous un bulldozer blindé de l'armé israélienne, dans des circonstances accidentelles selon l'enquête officielle.

5. Larry King est un célèbre homme de télévision et de radio dont la carrière s'étire depuis 1957.

6. Il est indispensable lorsqu'on lit des textes politiques américains de garder à l'esprit que le mot liberals y désigne, à l'inverse de l'usage français actuel, des gens de gauche. En revanche, les gens que nous appelons libéraux ou ultra-libéraux sont en Amérique des neo-conservatives (parfois abrégé en neo-cons). L'usage américain a été transposé ici car il rend une meilleure justice à l'étymologie. De plus, l'appellation neo-cons a aux oreilles françaises des résonances si flatteuses que nous pourrions bien finir par l'adopter.

En conséquence, nous entrons dans une nouvelle année avec des millions d'Américains qui s'accrochent encore à L'audace de l'espoir2. Et cela parce que nous sommes victimes d'une impuissance apprise, apprise depuis le berceau tandis qu'il est balancé par le pied de l'État de consommation capitaliste. C'est sûr, nous pouvons espérer un mouvement d'éloignement de la domination des faibles par les arrogants, de l'écocide3 et du génocide, vers un monde meilleur. Bon Dieu, l'espoir est l'une des rares activités libres dans cette société. Nous n'avons même pas à poser la télécommande et à lever notre cul pour le faire. En fait, c'est livré par la télévision.

Mais le fait est que lorsque nous rencontrons des exemples en chair et en os de n'importe quel mouvement de compassion — même à travers la télévision — nous palissons et nous érigeons un mur de déni et d'excuses pour notre refus de soutenir cette chose. Considérons comment le public américain et les médias (y a-t-il une différence ?) ont réagi à Rachel Corrie4, qui est morte volontairement sous un bulldozer israélien en protégeant la maison d'un docteur de village palestinien non-partisan. Les médias américains l'ont presque tous ignorée. Le peu de public qui ait appris le sacrifice de Corrie a d'abord été déconcerté, puis a estimé cela comme un acte bizarre et stupide. Mais même la plupart des Américains qui savaient se sont joints aux Larry Kings5 du monde pour la railler déloyalement. La conviction morale nous fiche la trouille. L'espoir est sans effort.

Donc, l'espoir est toujours à l'ordre du jour. L'élection d'Obama va maintenir des millions de libéraux6 américains et une grande partie du monde dans un bonheur délirant pendant un moment. Et au moins à un certain degré, la victoire d'Obama est un rejet national de la guerre coûteuse et bidon contre la terreur. Ce qui n'est pas un pas en avant, mais plutôt un rétablissement partiel depuis l'immense et spectrale folie de notre bellicosité inutile — la récupération d'un petit bout du vaste terrain que nous avons perdu... ou simplement la prochaine chose à faire, maintenant que nous avons torturé, terrifié et aplati un peuple entier pour rien. Prenez ce que vous voulez. Mais à un certain point nous devrons cesser de penser politiquement comme des enfants, grandir et accepter personnellement la responsabilité, si nous devons sauver notre république de nous même.

Pendant ce temps, Obama prend en charge un pays en faillite s'effondrant sous le dernier stade du capitalisme. Pas bon, dit le chef Coup-de-tonnerre ! L'homme blanc arrive à foirer même sous les bons présidents. Juste, chef. En effet, il y a de nombreuses forces destructrices bien plus grandes et plus durables qu'un président et ses pouvoirs. On peut commencer par le Congrès. Mais notre écocide planétaire bat probablement le Congrès.

Maintenant, si vous me permettez ici une défaillance temporaire dans une attaque de théologie : quand il s'agit de ces plus grandes forces en jeu, aucune n'est plus grande et plus endurante que l'esprit, que vous appeliez sa présence Dieu, les lois de la physique, l'éternité, le grand vide bouddhique, ou les principes gouvernant l'univers. Et c'est une recherche de la vérité toujours plus grande et mûre qui nous connecte avec cette force — pas espérer que quelqu'un d'autre, un Obama peut-être, y soit connecté, et l'exerce pour le bien commun.

Le bien commun

7. Alexis Henri Charles de Clérel, vicomte de Tocqueville fût un politicien et un historien français du XIXe siècle. Il est devenu célèbre par son livre De la démocratie en Amérique.

8. À mesure que les conditions s'égalisent, il se rencontre un plus grand nombre d'individus qui, n’étant plus assez riches ni assez puissants pour exercer une grande influence sur le sort de leurs semblables, ont acquis cependant ou ont conservé assez de lumières et de biens pour pouvoir se suffire à eux-mêmes. Ceux-là ne doivent rien à personne, ils n'attendent pour ainsi dire rien de personne ; ils s'habituent à se considérer toujours isolément, ils se figurent volontiers que leur destinée toute entière est entre leurs mains.
Ainsi, non seulement la démocratie fait oublier à chaque homme ses aïeux, mais elle lui cache ses descendants et le sépare de ses contemporains ; elle le ramène sans cesse vers lui et menace de le renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre coeur.

9. Dans le texte : The Gubbyment.

10. La Réserve fédérale (la banque centrale américaine).

La plupart des Américains, indépendamment de leurs inclinations politiques ou de leur religion, ne reconnaîtraient pas le bien commun s'il les mordait au cul. Nous n'avons aucun concept authentique du bien commun. Vraiment pas. Tocqueville7 l'a observé il y a cent soixante-dix ans. Il disait qu'en Amérique, aucun homme ne doit quoi que ce soit à un autre homme8. Ni un autre homme ne lui est redevable. Qu'est-ce que cela peut laisser de mouvement vers l'intérêt commun nécessitant les efforts coopératifs de plus d'un homme ?

Nous connaissons tous la réponse : le gouvern'ment9. Ce qui laisse le bien commun aux politicards graisseux, aux requins de la banque et de l'hypothèque, et à un cartel privé d'escrocs en coulisses appelé la Fed10. Néanmoins, nous avons vécu sous le mythe de l'individualisme acharné si longtemps que nous pensons diriger notre destin — ce qui, dans notre système américain complètement monétisé, signifie : notre sort financier. Peu importe que nous laissions des élites invisibles posséder et gérer notre blé durement gagné par dessus les cailles et le cognac au quarante-cinquième étage. Ils sont de la sorte qui sait ce qui est le mieux. On peut les reconnaître à leur arrogance et à leurs jolies femmes trophées. Et à leurs grosses limousines. Les Américains reconnaissent l'homme supérieur lorsqu'ils le voient.

Pendant ce temps, grâce à la doctrine d'aucun homme ne devant quoi que ce soit à aucun autre, cette doctrine de n'être le gardien de notre frère d'aucune façon importante, il nous reste l'éthique sociale du Chacun pour soi. Au diable toutes les taxes sociales et l'effort collectif, je mettrai le grappin sur ma part, et tant pis pour les autres. Bon Dieu, peut-être même que je finirai là-haut, au quarante-cinquième étage, parmi les mangeurs de caille avec une blonde qui attend au pieu. C'est la terre des opportunités illimitées, pas vrai ?

Ou, à un niveau plus banal, comme d'innombrables Américains me l'ont dit : Pourquoi devrais-je payer pour les soins de quelqu'un d'autre ? Qu'ils les payent eux-mêmes, tout comme j'ai fait.

En conséquence, nous n'avons pas eu d'assurance santé universelle pour le bien commun. Nous n'avons jamais profité du bénéfice d'une éducation supérieure universelle, parce que collectivement nous ne pouvons pas nous accorder sur ce qu'il est dans le bien commun que tous les citoyens soient également libres de l'ignorance. Nous payons le prix de cela à chaque tournant... dans le manque de nuance du caractère national, dans la pensée infantile et bourrée de clichés de notre électorat, dans notre satisfaction d'un déluge de jouets technologiques au lieu d'un travail et de loisirs ayant un sens, ou de substance intellectuelle et spirituelle. Il n'y a pas non plus de nourriture et d'abris assuré pour les plus pauvres d'entre nous, en dépit de ce qu'il est dans le bien commun que tous les enfants soient élevés dans un environnement sûr... parce qu'au fil des générations cela produit une communauté et une nation toujours plus noble. Chaque génération meilleure que la dernière, comme dit le proverbe.

11. Les droits civils sont, de façon générale, les droits des citoyens. Le mouvement des droits civils désigne plus particulièrement les événements ayant fait évoluer le droit américain de la ségrégation vers l'égalité entre 1955 (quand une passagère noire d'un bus fut arrêtée pour avoir refusé de céder sa place à un passager blanc), et 1968 (quand Martin Luther King fut assassiné).

12. Le Public Broadcasting Service est un réseau de chaînes de télévision, privé et à but non lucratif, subventionné par l'État fédéral.

C'est en outre une très bonne description du rêve américain, au moins en ce qui concerne l'équité et la justice. Et tout arrêté qu'il soit, nous avons fait des progrès en équité et en justice — les droits civils11 et le vote des femmes étant deux exemples. Et nous aurions pu accomplir davantage, si nous nous étions fixés sur le sens le plus fondamental de ce qui est juste. Nous avons fait cela collectivement en tant que citoyens américains.

Mais se concevoir comme un citoyen de notre république est la façon de faire la plus pauvre, étant donné que c'est nous reconnaître plutôt comme la propriété de l'État que celle de la planète. Particulièrement en considérant que nous avons une bien plus grande responsabilité envers notre foyer planétaire commun qu'envers n'importe quel État national ambitieux, chamailleur et armé. Que nous ayons réussi à surmonter des inégalités aussi évidentes que l'esclavage et l'oppression des femmes n'est pas du tout un grand accomplissement. Juste deux petites reconnaissances de justice. Pourtant nous nous complaisons dans ces petites expressions de décence nationale et humaine comme si l'avancement de l'humanité était presque entièrement accompli (qu'on me gave encore d'un documentaire sur les droits civils et je conduis jusqu'aux bureaux de PBS12 à Washington et j'abats leur machine à café).

13. Dans le texte : scallywags. Au XIXe siècle, après la guerre de Sécession, le mot désignait les Sudistes collaborant avec l'État fédéral.

En tout cas, une fois que nous avons fait ces avancées, nous nous sommes sentis autorisés à ficher le camp et à tuer autant d'humanité que nous l'estimions nécessaire pour continuer à faire couler le pétrole et garder nos maîtres capitalistes dans un état permanent de domination et de flatulence au caviar. Nous avons aboli l'esclavage et laissé les femmes voter pour la même racaille13 que les hommes. Laisser les tapettes monter, cependant, est un truc sur lequel nous allons devoir réfléchir pendant un moment, mec, parce qu'il y a encore un bénéfice politique à tirer d'être contre !

Pourtant, malgré notre condition misérable en tant que citoyens, en tant qu'individu chacun d'entre nous reconnaît ce qui est juste et bien. En fait, quand il s'agit de son moi privé, intérieur, il est plus difficile d'éviter l'équité que de justifier l'iniquité, bien que nous y arrivions. Indépendamment de notre déformation par l'implacabilité du capitalisme, et la médiocrité matérialiste qui l'accompagne, nous savons qu'il y a une chose telle que l'équilibre, une chose telle que la justice, et l'équité pour tous, quel que soit notre refus de le reconnaître. Ceci grâce aux balances éternelles en nous tous. Et le pivot de ces balances, sinon l'action, cette préférence intérieure muette, toujours présente, en faveur du juste équilibre, est, je crois, l'esprit.

Une tombe commune

14. Le texte fait référence au Tinkertoy, un jeu de construction à peu près aussi ancien et populaire aux États-Unis que le Meccano en France.

15. The Discovery Channel est une chaîne de télévision privée spécialisée dans les documentaires scientifiques, technologiques et historiques.

Les scientifiques peuvent toujours réduire toute conduite humaine, pensée et émotion à de la neurochimie. C'est leur dada — réduire l'univers à une impressionnante démonstration de Meccano14 pour que La chaine de la découverte15 ait du grain à moudre. Mais la plus sublime expression de l'humanité est néanmoins plus que la somme de ses parties et doit être appelée spirituelle. Je n'ai aucun langage élevé pour expliquer cela. Je suis aussi ign'rant qu'un aut', comme disait mon vieux. Soit nous pouvons ressentir, ou apprendre à ressentir l'âme commune... cette essence courant à travers toutes les choses sensibles (et quant à moi, j'inclus les arbres, les rivières, l'amibe et l'atmosphère dans le compte) et ressentir la joie et l'unité dans cela, soit nous ne pouvons pas. Soit la compassion entre dans notre conscience et notre expérience de la réalité à travers la souffrance et la contemplation de la souffrance d'autrui, soit elle n'entre pas. D'une façon ou de l'autre, il semblerait incomber à chacun de nous d'essayer de faire advenir un monde dans lequel la compassion existe pour le plus grand nombre de nos prochains. Étant donné que nous partageons tous une tombe commune, l'action compatissante pourrait bien être la seule action humaine d'une certaine valeur. La compassion pour toutes les choses vivantes sur une planète vivante. En cela réside l'équilibre du monde.

Non que nous verrons jamais l'équilibre dans le monde. Ou même que nous nous en rapprocherons. La vérité sans fard est que la planète, au moins en ce qui concerne l'entretien de l'humanité et de milliers d'autres espèces, est irrémédiablement bousillée. Grillée. Et nous ne pouvons pas réparer cela, seulement ralentir l'inévitable, et avec de la chance nous établir à un niveau dans lequel, bien que misérables selon les standards d'aujourd'hui, nous serons encore dans un état d'existence respirable et chiable.

Saisir effectivement la catastrophe à cet ordre de grandeur nous laisse assommés par le choc. Ou nous envoie à la recherche de quelque notion de notre destinée meilleure que mère Nature tirant la chasse sur l'humanité. Qu'est-ce que ça peut faire, connasse ? Tu ne sais pas que nous sommes faits à l'image de Dieu ?

Lequel ? Mère Nature glousse, puis saisit le levier.

Mais attends, attends ! Je ferai de meilleurs choix de consommation à partir de maintenant.

Oh, épargne-moi !, gémit la grande dame des arbres et des eaux. Consommer était le problème, tête de nœud.

16. Dans le texte : Going green with Monsanto!. Monsanto est une société spécialisée dans les produits chimiques, en particulier à usage agricole (tels que l'agent orange utilisé par l'armée américaine au Vietnam) et les biotechnologies (telles que la production de semences génétiquement modifiées).

17. L'expression second monde désigne probablement dans l'esprit de Joe Bageant les pays industrialisés pauvres, habituellement appelés pays en voie de développement.

Néanmoins, il va y avoir sacrément plus de consommation, cette fois centrée sur la consommation des alternatives de consommation, telles que brûler du maïs dans les véhicules et Passer au vert avec Monsanto !16, avant que notre folie soit complète. Je vois que maintenant même nos chiens peuvent manger vert, bien que je doute qu'ils aiment beaucoup cela.

La plupart des gens qui lisent ceci comprennent que nous ne pourrons jamais être ce que nous avons été autrefois... une civilisation occupant un relatif paradis matériel par une danse macabre de croissance insoutenable par l'épuisement des ressources. Alors peu importe à quel point nous entendons parler de changement politique, aucun politicien ne peut nous sauver. Parce qu'aucun candidat présidentiel ne peut se présenter sur la promesse que : Si nous faisons chaque chose bien, que nous nous serrons la ceinture et que nous faisons des sacrifices, nous pouvons espérer au mieux être un pays du second monde17 d'ici cinquante ans, à condition de ne pas prêter attention au manque d'oxygène et à quelques cancers ici et là.

Pourtant il y a un choix possible, et même un choix supérieur : accepter la vérité et agir conformément. Nous pouvons au moins dire non aux bébés carbonisés en Irak. Nous pouvons refuser de participer à une société morte, partie faire des courses. Cela en soi peut être appelé embrasser l'esprit. Cela n'accomplira que dal, mais c'est néanmoins la chose juste à faire. Parce que c'est la seule chose juste qui reste à faire. Trop tard, c'est sûr, mais mieux que de rester un crétin moral dysfonctionnel. Mes balances intérieures me le disent.

18. Nova est une populaire émission de vulgarisation scientifique produite depuis 1974.

Aussi longtemps que nous dressons le catalogue de vains actes de sens moral commun, nous pouvons aussi bien éteindre Nova18 sur PBS pour un moment. Réaliser les limites de la technologie et cesser de chercher davantage de techno-solutions à ce que la technologie elle-même a engendré. Toutes les sources d'énergie verte et manger comme il faut ne peuvent réparer ce qui a été irrécupérablement ruiné. La gloutonnerie de l'espèce est presque finie et nous avons mangé la chair de la terre et pissé sur ses os. Non pas que nous sommes cruels par nature — bien qu'on puisse argumenter sur la stupidité — mais parce que nous avons pris l'existence d'une conscience individuelle comme signifiant que chacun d'entre nous est un centre unique dans le monde, avide et méritant toute chose. Une marque de cette hallucination collective, bien qu'il y en ait d'autres, est appelée l'exceptionalisme américain. Et nous pouvons nous en tirer à ce jeu là aussi longtemps que le pétrole et le divertissement durent. Ce qui semble être pour environ une autre demi-heure.

Une vie simple

Vous pensez peut-être : Si ce sont les faits et qu'il y a vraiment peu de choses que je puisse faire, pourquoi ne pas juste me faire plaisir et profiter de la vie qui me reste ? S'asseoir et commander une pizza ? Et bien, ce sont les faits. Et la plupart des gens choisissent de faire juste cela. Moi aussi parfois. Heureusement ou malheureusement, mon sens de la complaisance est si repoussant qu'il me fait même peur quand j'en reprends le chemin.

19. En dépit du nombre de répétitions qui vont survenir d'ici à la fin du texte, nous nous abstiendrons de supputer l'état éthylique de l'auteur lors de ses nuits d'écriture.

Vivre plus simplement est un préalable à une action juste — mais ce n'est pas une solution du tout. Faire du monde un endroit légèrement moins mauvais qu'auparavant est bien, mais ce n'est pas une solution. Le problème est largement incontrôlable maintenant. Les solutions sont finies aussi. Je suis sûr maintenant, en supposant que vous soyez arrivé si loin, que vous pensez : Bageant, tu es un vieux crapeau négatif, embrouillé par le gin19. Ainsi soit-il.

Mais vous pourriez aussi demander : Maintenant que tu as éliminé tout espoir dans ce laïus, qu'est-ce qu'on fait pour tout ça ? Je suis sûr que ce que tu vas nous suggérer sera déplaisant comme l'enfer, et si ça implique des lavements ou des bâillons en caoutchouc, je ne jouerai pas. Mais pour vous amadouer, je demanderai : Je renonce au matérialisme ou quoi ?

20. Adam Richard Sandler est un comédien, un scénariste et un producteur de films.

21. Richard Bruce Cheney était le vice-président de George W. Bush.

22. Dans le texte : shittiness. Oui, merdosité n'existe pas en français — comment avons-nous pu nous en passer aussi longtemps ?

23. Le corn dog, un proche parent du hot dog, est une saucisse enrobée de pâte de maïs, le tout frit dans l'huile.

24. Eugene McCarraher est un professeur d'histoire et un marxiste chrétien. Les paragraphes ci-contre décalquent succinctement les idées évoquées par McCarraher dans un entretien accordé à un journal religieux : D'abord je pense que les Chrétiens devraient arrêter de bavasser sur le consumérisme. Le consumérisme n'est pas le problème — c'est le capitalisme. Le consumérisme est l'éthique de travail de la consommation, la transformation du loisir et du plaisir en tâches. Parler de consumérisme est une façon de ne pas parler du capitalisme, et j'en suis venu à penser que c'est la raison pour laquelle tant de gens, y compris les chrétiens, geignent tant à son propos. C'est juste une cible trop facile. Il y a une longue histoire derrière cela, mais la création de la culture de la consommation est beaucoup faite pour dédommager les travailleurs de la perte de contrôle et de créativité au travail, et ces choses ont été volées parce que le capital avait besoin de soumettre les travailleurs à la discipline industrielle. (À propos, je ne crois pas que nous vivions dans une société post-industrielle. Nos régimes de travail actuels sont, en effet, super-industriels.) Dire aux gens qu'ils sont matérialistes est à la fois fastidieux et mal dirigé : fastidieux parce que, clairement, cela ne marche pas, et mal dirigé parce que cela donne aux gens l'impression que la matière et l'esprit sont antithétiques. En tant que chrétiens, nous devrions rappeler à tous que la réalité matérielle est sacramentale, et que par conséquent la production matérielle, l'échange, et la consommation peuvent être des intermédiaires avec le divin.

25. Holistique : qui considère que les parties ne sont compréhensibles qu'en les reliant au tout.

26. Un puissant déboucheur chimique.

27. De karma, une conception asiatique du destin perçu comme une conséquence de la valeur morale de nos actes.

28. Earth First! est une organisation écologique radicale.

29. Karl Paul Reinhold Niebuhr fut un théologien et un militant progressiste dont les convictions ont varié au fil des drames du XXe siècle.

30. Short Message Service (Service de message court) : sous forme de texte ultra-bref, par téléphone portable. (Note à l'attention des historiens, pour le cas où la téléphonie portable disparaîtrait avant les archives de l'internet.)

31. Facebook (trombinoscope) est l'un des principaux sites de type réseau social.

32. Lire à ce sujet : Une putain assise sur plusieurs eaux, Dimanche dans un État rouge et Le royaume caché.

Ma propre épouse me demande ces conneries, alors je pense que c'est une question juste. Et une réponse juste est : Je ne sais pas. Mais je sais ce qui a marché pour moi. Et puisque nous sommes discutablement de la même espèce (j'ai mes doutes sur les fans d'Adam Sandler20 et sur Dick Cheney21) à l'évidence et au minimum, la renonciation à la consommation est requise, l'effort vers une vie authentiquement simple et essentielle. Ce qui est complètement impossible dans ce pays. Mais nous pouvons et nous devrions essayer.

Dans la vision d'ensemble cependant, le consumérisme n'a jamais été le problème. Le capitalisme l'était. Et il l'est toujours. Le consumérisme est seulement la façon dont les travailleurs sont dédommagés pour la merdosité22 générale de leur vie. Cela semble avoir marché. D'où mon envie de passer dans la sonorisation de la piste de stock-car de Talladega et de hurler : Tas de gros connards, vous n'avez pas besoin d'un autre corn dog23 ou de cette quinzième bière qui a rendu votre bide si gros que vous n'avez pas vu votre bite depuis dix ans.

Mais comme le fait remarquer l'historien Eugene McCarraher24, dire simplement aux gens qu'ils sont trop consuméristes, trop matérialistes, ne marche pas. Cela ne marche pas parce que cela donne aux gens l'impression que le matériel et le spirituel sont antithétiques. Pourtant le monde naturel matériel est la seule chose sacramental qui existe (moins les corn dogs).

Le fétichisme de la marchandise

Notre relation avec le monde physique, matériel, n'est pas seulement holistique25 et écologiquement entremêlée... elle est aussi la source de notre essence spirituelle. C'est pourquoi la production monolithique, la monétisation, et le fétichisme de la marchandise détruisent notre essence. Nous devons bien réfléchir à cela. Nous devons observer ses preuves autour de nous, et l'apprendre par nous-mêmes. Et si vous ne pigez pas cela, vous êtes baisé. Et si vous le pigez, vous vous mettez à suppurer de vraies questions. Telles que : Comment dois-je accepter la responsabilité pour ma vie ? (Ce que je n'aurais sacrément jamais voulu au départ...) Nous pouvons nous demander : Comment puis-je laisser le monde un peu meilleur que je l'ai trouvé ? Et la réponse est : Qui en a quelque chose à foutre ? Faire du monde un endroit légèrement mieux qu'avant est bien... mais ce n'est pas une solution. Le problème est trop incontrôlable maintenant pour qu'il y ait n'importe quelle sorte de solution. Mais nous devrions essayer, parce que nous avons encore beaucoup de temps devant nous.

Nous pouvons aussi nous demander : mes actions contribuent-elles davantage, sont-elles plus efficaces que, disons, boire une canette de Drāno26 ? Ne riez pas. Si vraiment nous y réfléchissons bien, nous serons surpris de la difficulté. De ne pas faire foirer davantage les choses, je veux dire. La vie n'est pas vraiment sacrée en et par elle-même. On naît, on mange, respire et chie, et on fait foirer les choses. On commence dans le négatif sur le vieux compte karmique27. Ensuite on commence à faire un sérieux remboursement sans même un soupçon de la somme totale due. Pas étonnant que les bébés viennent au monde avec un braillement de protestation. Les théologiens me disent que cela s'appelle la rédemption, et que cela donne un sens à la vie. Peut-être bien, mais il est sacrément sûr que cela rend les choses plus difficiles.

Peut-être que nous devrions tous dialoguer de cela un peu ? Nan. Cette chose à laquelle nous faisons face, cette chose que nous devons faire, n'est pas juste un autre sujet pour plus de dialogue. Et par ailleurs, ceci est un cyber-monologue, et l'une des bonnes choses de l'internet est qu'on ne peut pas être interrompu pendant qu'on offense la sensibilité d'autres gens. En tout cas, indépendamment de qui fait le dialogue, La terre d'abord !28, le dalaï-lama ou le fantôme de Reinhold Niebuhr29, ne croyons pas que si seulement nous bavassons encore un peu, le monde et l'humanité se guériront de quelque façon. C'est facile pour les riches de la Terre tels que vous et moi (particulièrement si l'on a une connexion à l'internet) de vouloir croire cela. Après tout, nous avons eu un petit-déjeuner ce matin et non seulement nous avons de l'eau potable à boire — ce que deux milliards deux cent millions de personnes n'ont pas — mais nous chions aussi dedans. La vraie solution — pas au problème, qui est insoluble à long terme, mais pour équilibrer ces balances éternelles en nous même — commence par une vie plus contemplative et réfléchie, et par l'attention envers l'âme. L'une et l'autre étant nécessairement contrecarrées par les gaspilleuses occupations quotidiennes de notre matérialisme et de notre technologie. Jésus n'a pas envoyé sa vérité en SMS30, et le Bouddha n'a jamais eu un seul ami sur Facebook31. Pourtant nous entendons leur vérité à travers les millénaires. Ils pratiquaient simplement la compassion. C'est seulement en éliminant la souffrance parmi les êtres sensibles que nous créons le sol spirituel dans lequel la paix peut fleurir. Cela demande de la conviction. Le vrai truc. Ça me gonfle que les fondamentalistes chrétiens de mon enfance32 aient eu raison sur une chose — la valeur de la conviction — mais c'est ainsi.

Et aussi longtemps que nous sommes encore capables de respirer et de pisser, le choix reste possible, même un choix supérieur : accepter la vérité et agir conformément. Heureusement, nous pouvons avoir une action positive individuelle. Cela commence en entrant en contact avec une intelligence supérieure : la nôtre. Après cela, c'est l'œuvre de l'âme.

Nous pouvons, au strict minimum, amener nos corps devant les palais du pouvoir et dire : Plus de bébés carbonisés en Irak ! Nous pouvons refuser de participer à une société morte, partie faire des courses. Nous pouvons nous rappeler et méditer l'exemple de Rachel Corrie. Ou même suivre ce mantra persistant des néo-conservateurs : prendre sa responsabilité personnelle, mais le faire pour de vrai. Tout cela pouvant être considéré comme un vote pour l'esprit.

Cela prendra une vie entière d'engagement, et le monde continuera de s'écrouler autour de nous alors même que nous œuvrons. Il n'y aura pas une once de gloire publique ou de récompense durant notre vie, pas si nous le faisons bien. Et si nous en retirons un rond, nous pouvons être sûrs que nous jouons le même jeu que l'équipe de démolisseur de cette Terre. Ce qui s'appelle de l'ironie, je suppose.

Pourtant la récompense est là, juste devant nous. Connaître et observer l'esprit en toutes choses... même au dessus de la vie elle-même. C'est le premier pas craintif... la première pierre sur le chemin de la libération. En tout cas, c'est ma vision des choses.

33. Mot de salutation sanskrit dont le sens littéral pourrait être : Je salue l'esprit en toi.

Namasté33.

Passez-moi une bière pendant que vous êtes debout •