Si vous maîtrisez l'anglais américain...

Le texte original : Let’s Drink to the Slobbering Classes.

Les essais de Joe Bageant sont joliment mis au format PDF par le site Coldtype.

Joe bageant est né en 1946 à Winchester en Virginie. Vétéran du Vietnam et du mouvement hippie, il a débuté sa carrière de journaliste en chroniquant la contre-culture des années 70. Ses essais politiques publiés sur l'internet anglophone lui ont conquis un vaste public •

Buvons aux classes baveuses

Une sordide histoire de permission pour travail1, de hyènes et de la faiblesse des libéraux2

Par Joe Bageant
12 avril 2005

1. Dans le texte : work release, une formule de détention dans laquelle le condamné se rend quotidiennement au travail et retourne en prison le soir.

2. Il est indispensable lorsqu'on lit des textes politiques américains de garder à l'esprit que le mot liberals y désigne, à l'inverse de l'usage français actuel, des gens de gauche. En revanche, les gens que nous appelons libéraux ou ultra-libéraux sont en Amérique des neo-conservatives (parfois abrégé en neo-cons). L'usage américain a été transposé ici car il rend une meilleure justice à l'étymologie. De plus, l'appellation neo-cons a aux oreilles françaises des résonances si flatteuses que nous pourrions bien finir par l'adopter.

3. Une forme d'esclavage dans laquelle l'esclave est juridiquement assimilé à un meuble.

4. Des détenus d'autres États, dont la détention est sous-traitée à la Virginie.

5. Historiquement, un yankee est un soldat nordiste de la guerre de Sécession. Par extension, les Sudistes appellent ainsi tous les Nordistes.

6. Les Américains surnomment Joseph Staline : Uncle Joe.

Lève ton verre aux gens qui travaillent dur
Buvons aux têtes sans nombre
Pensons aux millions vacillants
Qui ont besoin de guides et reçoivent des joueurs
— les Rolling Stones, Le sel de la terre

Je me suis arrêté chez Larry, Essence & Boustifaille pour mon habituel plein de café du trajet matinal, et là, que je sois damné ! Il y avait Poot, mon ami de 130 kg, travaillant au comptoir. J'ai dit : Qu'est-ce que tu fous à encaisser mon café dans cette baraque pourrie ? T'es censé être soudeur, gros gars !

Il se trouve que Poot, qui a perdu son boulot chez un fabricant métallurgique, a pris un petit travail en contrat privé. Cependant il ne pouvait pas se payer une licence de contractant et a été coffré pour avoir travaillé sans. Et jeté en prison aussi. Je ne sais pas pourquoi, j'aurais pensé que c'était un moins grand délit que cela.

Maintenant il est en prison avec permission pour travailler chez Larry, Essence & Boustifaille, une chaîne de six supérettes qui embauche régulièrement des travailleurs détenus à des tarifs super bas. Par ordre du tribunal Poot doit travailler là au moins jusqu'à août et donner au grand État de Virginie un gros bout de sa paye pour le privilège. Cela ne représente rien de moins que de l'esclavage mobilier3 sous le système judiciaire local, des réquisitions du même genre ont toujours été pratiquées sur les Noirs et les Blancs pauvres ici, dans les États esclavagistes. Jetez les en prison, et puis sous-traitez les en permission pour travail à l'industrie locale et aux commerces de mèche politiquement avec les cours et les magistrats locaux. En fait, par une nouvelle tricherie dans le jeu, les maîtres de notre petite république bananière de Virginie ont introduit une énorme prison régionale. C'est maintenant un fournisseur de travailleurs détenus, locaux et pas chers, pendant que les contribuables règlent la facture pour l'hébergement et l'alimentation des récidivistes4, et que les récidivistes retournent rarement dans leurs villes d'origine dans le Nord, choisissant plutôt d'emménager avec les aguichantes filles du coin. Vous les Yankees5 n'avez pas idée de ce qu'a déclenché l'élection de George Bush dans le sud américain. Notre penchant congénital pour le châtiment et les travaux forcés a inauguré une nouvelle ère de construction pénitentiaire jamais vue depuis l'époque de l'oncle Joe Staline6. Ici nous savons quoi faire des types non-coopératifs comme l'infortuné Pootie et des camés que notre industrie pénitentiaire importe de sept autres États : foutons les au trou et faisons du profit sur leur dos. La réhabilitation, dans le style des républicains.

7. Dans le texte : white trash, littéralement l'ordure blanche.

Mais revenons à Poot. Quand un travailleur est dans la merde, ça fait habituellement comme une file de dominos. C'est assez mauvais pour que Poot ait perdu son appartement quand il a atterri en taule, et il devra en trouver un nouveau en août, ainsi qu'un nouveau boulot, à moins qu'il décide de crever de faim en restant à Essence & Boustifaille. Il a aussi perdu son camion dans l'affaire. Je suis presque prêt à parier que sa vie ne se remettra jamais de ce revers. En même temps, quelque chose encore pire est sorti de cette confrontation avec le système de goulag pour la racaille blanche7 de la pénologie américaine : par décision de justice Poot ne peut plus mettre un pied au bistrot Chez Burt jusqu'à août. Il ne survivra peut-être pas à un tel coup.

8. La progestérone est une hormone qui intervient dans les traitements de la ménopause (entre autres applications). La thorazine est un antipsychotique prescrit pour des troubles maniaco-dépressifs et le traitement de psychoses.

C'était il y a une semaine. Maintenant on est vendredi et il n'y a rien qui peut m'empêcher, moi, de me donner en spectacle comme d'habitude chez Burt, avec ou sans mon gros ami poilu. Eeeeeeet bien sûr il est là assis au coin du bar. Je suis bête. J'aurais du savoir qu'aucune décision de justice ne pourrait garder ces 130 kg de péché beauf' hors d'un bistrot. Voilà donc Poot assis là à expliquer à Nance Kelly son talent pour sortir avec les mauvaises femmes. À noter que le mauvais genre de femme est n'importe quelle femme : 1) dont le nom ne correspond pas à celui sur votre certificat de mariage, 2) qui est entre deux âges et prend à la fois de la progestérone et de la thorazine8 ou 3) parle un langage inconnu à l'église. Quelque soit le cas, Poot a autant de chance de sortir avec Nance un jour que de trouver une boule de neige dans le Sahara. L'approche de Poot bois jusqu'à ce que tu me veuilles ne marchera pas avec elle.

9. Rubbermaid est un fabricant d'objets en plastique.

10. Dans le texte original : Magnum Muff. Littéralement, muff désigne un manchon en fourrure.

Nance à trente-deux ans, c'est une mignonne péquenaude, et elle élève deux gamins avec l'aide de sa mère. Elle conduit une machine double profondeur au quai de chargement de l'usine Rubbermaid9 locale. Pour votre bénéfice, vous les patriciens là-bas, un double profondeur est une sorte d'élévateur qui peut atteindre neuf mètres en hauteur et jusque dans les piles de palettes. Ils sont habituellement conduits par des hommes, ce qui fait de Nance une libératrice des femmes selon les standards de la classe laborieuse. Active dans son église fondamentaliste, elle ne boit pas et sort peu, et pourtant assez curieusement elle vient ici à l'occasion et sirote des Cocas (je ne veux même pas savoir quelle est la psychologie sous-jacente à ce petit jeu). Ses collègues l'appellent Termite en raison de sa taille, mais nous les vieux cons à la table du fond on l'appelle Foufoune Magnum10, et quand elle gare sa croupe sur le tabouret du bar, et bien, nous les croulants de chez Burt nous sommes réduits à une humble admiration. Et un certain nombre de jeunes aussi, je suppose. Mais nous sommes censés parler de politique dans ces colonnes, n'est-ce pas ? (soupir)

11. National Organization of Women : c'est une importante organisation féministe américaine.

Politiquement, Nance est anti-syndicat, anti-avortement et vaguement au courant de NOW11, qui s'inscrit dans son esprit comme un tas de lesbiennes là-bas sur la côte ouest. Nance est une républicaine pratiquement comme un poisson est une créature de l'océan. À cause de sa caste en Amérique (le bas de la classe laborieuse, Sudiste, éducation au niveau du lycée, chrétienne semi-fondamentaliste), elle ne connaît pas un seul démocrate encarté. Nous en avons discuté et aucun de nous deux ne pouvait trouver un démocrate qu'elle connaisse personnellement. Je te connais, a-t'elle proposé. Ça compte pas, ai-je répondu, parce que je suis un coco impie. Mais le propos est que pour de nombreux Américains des classes laborieuses il est possible de ne pas connaître une seule personne de convictions libérales dans la vie quotidienne — ce qui doit sembler inconcevable à des citadins Américains des métropoles. Une nuit dans n'importe quel bistrot de cette ville montre pourquoi c'est possible. Pouvez-vous épeler : système de c-l-a-s-s-e américain ?

12. Lynndie Rana England est une femme soldat accusée d'avoir exercé des sévices physiques et psychologiques contre des prisonniers irakiens à la prison d'Abou Ghraib. Elle est née dans le Kentucky et a grandi en Virginie occidentale. Elle s'est engagée comme réserviste lorsqu'elle était lycéenne. Avant d'être envoyée en Irak elle était caissière dans un supermarché.

13. Court dessus et sur les côtés, long derrière.

Il y a les habituelles Lynndie England12 ici, plus beaucoup de garçons avec la coupe mulet13, certains sur le point d'entrer dans l'armée pour échapper à un boulot et une ville culs-de-sac. Un regard circulaire chez Burt rend évident pourquoi la dure vie des travailleurs en Amérique ne créé pas des libéraux. La plupart des gens ici ne sont pas sûrs de la différence entre le Sénat et la Chambre, ce qui ne les ennuie pas du tout, parce que telles qu'ils comprennent la démocratie, l'opinion de chacun est d'un poids égal, informée ou pas. Ils n'ont jamais été au contact d'un syndicat, n'ont jamais suivi un cours universitaire, et n'attendent pas trop de la vie. Les libéraux, d'un autre côté, en attendent beaucoup trop, à leur avis. La vie est dure. Faut en bouffer. Ne pas prendre de risque. Être conservateur et s'en tenir à ce qu'on connaît. Comme la plupart des travailleurs, ils sont nés dans la classe laborieuse, n'ont jamais aspiré aux études supérieures, et acceptent leurs vies. De tels gens n'ont pas de carrières. Ils ont des boulots pour payer les factures.

Pendant ce temps, le monde hors de Chez Burt ou de Winchester en Virginie n'existe pas. Pas vraiment. Si vous passez vos journées à un boulot répétitif à engourdir l'âme avec la cervelle mijotant dans les antidépresseurs, le ventre plein de nourriture de confort super-glucidique et riche en graisse, et vos soirées à moitié ivre ou à récupérer du travail sur le canapé... et bien... quand diable êtes-vous censé trouver le temps ou la disponibilité d'esprit pour comprendre les implications du réchauffement global alors que vous vous trouvez à un jour de paye d'être sans-logis ? Il y a quelque temps j'ai vu ce bar rempli de gens qui regardaient une partie de polo afghan sur une chèvre morte avec une attention silencieuse et fascinée. Si ça ce n'est pas la mort cérébrale, je ne sais pas ce que c'est. L'incessante et autocratique usine américaine a épuisé les miens, les a enfoncé droit dans le canapé. Là, ils sont gavés de l'hologramme des colporteurs de la liberté personnelle dans des publicités pour des véhicules tous-terrains. Avoir reçu une éducation publique lamentable, puis être mis en concurrence contre ses collègues à la mode darwinienne par la libre économie de marché ne rend pas optimiste ou ouvert d'esprit. Ça donne une sorte de sombre méchanceté dont personne aujourd'hui ne parle ouvertement dans le dialogue politique américain.

Il me semble me rappeler d'une époque où nous n'étions pas si méchants, quand la plupart des gens chez Burt croyaient au rêve américain. Quelques-uns y croient encore, ou font semblant du moins, bien que maintenant ils en soient réduits à être reconnaissants d'avoir un boulot, n'importe quel boulot. Quand on est facilement remplacé et dévalorisé on ne prétend plus avoir le choix. On travaille plus dur pour nourrir sa famille et pour moins et sans avantages. On mange de la merde et on demande du rab'. À force de manger de la merde on devient amer et on en veut à quiconque n'a pas l'air de manger sa part de merde. Alors on ressent que quiconque a un répit, spécialement une courte-échelle assistée par le gouvernement, nous fraude. Du ressentiment il n'y a qu'un petit bond à la haine et au comportement illogique qui vient avec. Comme de voter républicain contre ses propres intérêts.

14. Si en France l'expression sécurité sociale se confond avec la Sécurité sociale au point d'être circonscrite aux questions d'assurance santé, elle a conservé dans le monde anglophone son sens général, c'est à dire qu'en plus de l'assurance santé elle englobe les questions d'assurance vieillesse et d'assurance emploi. En ce qui concerne la Social Security Administration américaine, c'est un organisme fédéral dont l'objet est le versement des pensions de retraite, de veuvage et de handicap. Elle participe aux programmes d'assurance santé en tant qu'interface avec les assurés, bien que ces programmes ne ressortent pas de sa responsabilité.

15. Ellis Island est une île de la baie de New-York où vingt millions d'immigrants furent accueillis de 1892 à 1943. L'île devint ensuite un centre de détention des personnes expulsées du territoire américain, jusqu'à sa fermeture en 1954.

16. Les Irlandais à deux chiottes fait référence à la seconde génération d'immigrants Irlandais au tournant du siècle qui avaient modérément réussi. Ils n'étaient pas riches, ils avaient juste réussi assez pour avoir deux chiottes dans la cour derrière. — Joe Bageant.

17. Le Parti Républicain est surnommé Grand Old Party, le Grand Vieux Parti.

18. La Budweiser est une bière aussi populaire aux États-Unis que peu estimée en Europe.

Les libéraux américains ont geint et pleurniché comme une bande de chats crevant dans une tempête de grêle : Comment peuvent-ils être aussi stupides ?. Mais bon Dieu, on a toujours été aussi stupides. Faut vous y faire. Mais de temps en temps nous avions au moins la chance d'avoir de vrais dirigeants, des gens comme Franklin Roosevelt qui comprenaient que la politique est et sera toujours une question de lutte des classes. Riche comme il était, il avait assez de caractère pour défendre la justice sociale et économique. Et même Nixon voulait la sécurité sociale14 universelle. Il a fallu une meute de chacals vraiment impies du Texas pour finalement abattre et massacrer l'héritage de Roosevelt.

Le problème avec la classe moyenne post-moderne et la gauche c'est qu'ils ont complètement oublié la question des classes. Surtout maintenant que ce sont des citoyens des classes moyennes éduquées, citadins, Juifs et Allemands et Italiens et Irlandais, Asiatiques et Polacks, tous bien mieux lotis que leurs ancêtres. Ils ont fait du chemin depuis leurs racines à l'île Ellis15 et sont maintenant ce que l'on appelle des Irlandais à deux chiottes16, en jargon beauf'.

À part cela, il n'est pas facile pour des gens éduqués avec des vies bien ordonnées d'être du côté des obèses, sous-éduqués, profondément endettés, amèrement frustrés et plein de préjugés, des types qui ont fini par laisser tomber après avoir reçu des coups de pied au cul une fois de trop. Le système est tellement truqué contre eux que même ceux qui luttent s'en sortent rarement, ce qui est en soi une leçon pour les autres. Ces gens, les gens des conseils en endettement, des gardes alternées, des véhicules et des logements mobiles repris pour défaut de paiement, on leur a menti, on les a trompés, volés, raillés à la télévision, et maintenant une fois de plus leur crachent dessus ceux qui sont censés leur être supérieurs, les libéraux mécontents. Montrez-moi le parti qui les représente. Pour qui auraient-ils pu voter qui aurait amélioré leur situation ? Voyons les choses en face, sous les démocrates ils seraient un peu moins baisés (peut-être), mais ils n'avanceraient pas. En salaire réel ils ont perdu du terrain sous les démocrates aussi bien que sous le GOP17 depuis 1973.

Les néo-conservateurs ont été très aidés par la classe moyenne libérale qui trouve plus facile de se confronter au racisme et à l'homophobie que de faire face à leurs propres préjugés de classe latents. La dispute libérale et les débats identitaires sont les meilleures choses qui soient jamais arrivées au Parti Républicain. Il est souvent beaucoup plus facile pour les libéraux d'éprouver de l'empathie pour les Noirs pauvres dont ils partagent relativement peu l'expérience que pour les Blancs de la classe des travailleurs pauvres, qui sont juste un peu trop près de chez eux. Et puis aussi, une fois qu'une famille parvient à entrer vraiment dans la classe moyenne et envoie tous ses gamins à l'université, etc., il est facile de se convaincre que la lutte des classes est une chose du passé. Bon Dieu, j'avais même réussi à m'en convaincre pendant quelques années avant qu'ils me virent de la classe moyenne. À nouveau. Bien sûr la même meute de hyènes capitalistes qui a toujours attendu dans les buissons au bord de la route de la civilisation n'est jamais partie. Maintenant elle rôde furtivement pour ramasser le plus faible parmi nous. Le malade, l'inéduqué, les gens de couleur. Jusqu'à présent pourtant, la plupart des libéraux de la classe moyenne semblent se contenter de cligner de l'œil et de regarder de loin les hyènes festoyer sur le travailleur. Pas question qu'ils entrent dans le cœur de la mêlée, pas question qu'ils se mettent à boire de la Budweiser18.

Mais la classe moyenne ascendante, ce deuxième pont des professions indépendantes, le bailleur, le banquier, le docteur, l'avocat, qui représente l'avancement social et économique de la classe moyenne, représente aussi, du point de vue du travailleur, la classe prédatrice. Prédatrice pour la simple raison que les pauvres et les classes laborieuses ont un besoin vital de leurs services, bien qu'une seule heure de ces services vaille au moins une journée de la paye d'un travailleur. Et on ne s'en tire jamais avec une seule heure de service. Vu ? La chose même qui engraisse la classe moyenne garde le travailleur la bite dans la boue, comme on dit par ici.

19. Wal-Mart est la plus grande entreprise de distribution du monde, et le plus gros employeur privé aux États-Unis.

Atteindre les miens veut dire que nous les gauchistes nous devrons nous adoucir sur certains de nos sujets favoris, ou du moins autour. Des sujets comme Wal-Mart19. Les bons gars ne haïssent pas Wal-Mart. Toute leur vie ils ont été arnaqués par les petits commerces locaux. Et voilà tout d'un coup que Wal-Mart arrive en ville et qu'ils peuvent acheter des trucs pas chers. Qui pourrait être contre ça ? C'est sûr, Wal-Mart est l'équivalent global de l'enseigne de marque, et alors ? En ce qui concerne les bas salaires de Wal-Mart, ils ne sont pas pire que ce que les gens gagnent depuis les vingt-cinq dernières années par ici, alors quelle est la grande affaire de toute façon ? Beaucoup de gens de la classe laborieuse sont pris dans le jeu du matérialisme. On gaspille plein d'argent dans des voitures rapides, du mobilier de location, le fast-food, et les jeux vidéos. Nous avons besoin d'éduquer les gamins sur les réalités financières pour que les gens se construisent un avenir plutôt que de s'agripper à la pacotille que leur vendent les marchands de merde capitalistes.

20. International Labor Communications Association : c'est l'association nord-américaine des médias dédiés à la défense des travailleurs.

21. American Federation of Labor - Congress of Industrial Organizations : c'est la plus grande fédération syndicale américaine et canadienne.

22. L'unitarianisme est un mouvement religieux chrétien libéral qui rejette la doctrine de la sainte trinité au profit d'une foi individuelle et raisonnée.

23. Le Wicca est une religion néo-païenne inventée dans les années 40 qui a des pratiquants dans un certain nombre de pays anglophones.

24. Tyson Foods est la plus grande entreprise de viande de poulet, de bœuf et de porc du monde.

25. The Road to Wigan Pier est un livre de George Orwell publié en 1937 qui décrit les conditions de vie des ouvriers dans le nord de la Grand-Bretagne. Comme Joe Bageant, George Orwell constate que la classe moyenne progressiste tourne le dos au prolétariat qu'elle prétend défendre.

26. Un slogan de l'extrême-droite raciste, sans doute calqué sur le black power des mouvements d'émancipation des Noirs américains.

27. Ralph Dale Earnhardt senior était un champion de course automobile.

Mais par dessus tout les gens qui travaillent ont besoin d'un mouvement des travailleurs organisé pour les représenter. Pas le mouvement désorganisé que nous avons et qui semble si déterminé à sortir un pistolet et se tirer dans le sein. Écoutez ça : d'après l'Association Internationale de Communication des Travailleurs20 de l'AFL-CIO21 l'avenir des organisations de travailleurs dépend du soutien à la lutte contre le racisme, le sexisme, l'hétéro-sexisme, la xénophobie, les préjugés religieux, et d'autres formes d'intolérance. Heu, les gars, les lesbiennes, les Unitariens22 et les Wiccans23 vont adorer ça, mais vous venez de vous aliéner la plus grande partie de l'Amérique en col bleu. C'est vrai, la classe laborieuse est criblée de tous ces problèmes. Mais êtes-vous une église, ou un syndicat de travailleurs qui se bat pour des choses tangibles dans la vie des travailleurs ? Êtes-vous trop péteux pour essayer d'obtenir une sécurité sociale et des salaires décents ? De quel côté sont ces communicateurs des travailleurs ? L'ennemi c'est la classe riche capitaliste, pas le pauvre crétin sur la chaîne de déboyautage chez Tyson24 qui râle contre les Mexicains sur la chaîne de plumage.

Au delà de ça, le travailleur américain moderne n'a même jamais appris à identifier ses propres intérêts économiques (souvenez-vous, cela demande de l'éducation) si bien qu'il ne voit jamais venir les escroqueries. Dans une prétendue libre économie de marché, où il est censé pouvoir négocier sa paye, il n'a jamais vraiment appris à identifier son propre intérêt économique. C'est pour ça que vous pouvez aller dans n'importe quel bar d'une petite ville et voir un pauvre type que l'on vient d'écraser et qui ne sait pas ce qui vient de le frapper ni qui accuser. Il sait à peine qu'il s'agit de politique. C'est pour ça qu'on peut lui faire avaler une arnaque après l'autre. Déréglementer l'électricité ? C'est sûr ! Privatiser la Sécurité sociale ? Pourquoi pas ? La cloche sonne, le crétin sanguignolant retourne dans son coin où son entraîneur libéral lui passe un savon parce qu'il ne recycle pas. Nous sommes toujours sur Le quai de Wigan25 toutes ces années après.

L'un des meilleurs moments pour sortir d'un bar est juste avant qu'une bagarre n'éclate. Pootie est en train d'haranguer David Kave, un fermier montagnard à la peau presque transparente d'Albin en Virginie, un village miteux vers la frontière avec la Virginie occidentale. C'est un membre d'une milice et il porte un tatouage white power26 sur l'avant-bras, celui connu comme la croix tournante de la résurrection. Comme beaucoup de beaufs de son âge, Dave jure qu'il était tireur d'élite au Vietnam. Si tous les ivrognes qui prétendent avoir été des tireurs d'élite au Vietnam l'avaient été ils pourraient fonder leur propre pays. Il fume aussi le pétard, se rend dans une étrange église de quinze membres qui se réunit dans une maison mobile double largeur, et dit qu'il entend la voix de Dieu. Poot recrache : Bon Dieu que j'aimerais que les marchands d'pétard y viennent pas à Albin, parce qu'à chaque fois que t'es déchiré tu te prends pour un dur. (Je dois ajouter que lorsque le bourdonnement s'atténue il se remet à penser qu'il est Dale Earnhardt27.) Hé, tu sais où sont tes pitbulls ce soir ?, raille Pooti. Ils sont en train d'bouffer tes meubles miteux là-bas dans ta caravane à Albin-en-bon-Dieu-d'Virginie. C'est là qu'ils sont !

Après les insultes appropriées viendra le défi de se battre. Alors je ferais mieux de commencer à sortir Pootie de là pour la nuit. Je lui fait le signal des cinq doigts ouverts, ce qui veut dire qu'on part dans cinq minutes.

28. Cette phrase est tirée du livre de John Steinbeck : Des souris et des hommes.

Quelques minutes plus tard Poot est à la porte avec cette allure de Lenny Parle-moi des lapins28 sur son large visage paumé de citrouille d'Halloween, et je ne peux pas m'empêcher de sourire. C'est bien que tu m'aies fait signe, dit-il, sinon Dick-l'œil-de-lynx là, il aurait été bien dans la merde ce soir.

29. Dans le texte original : calf slobber, littéralement : bave de veau — une expression typiquement sudiste.

30. Dans le texte original : wetback, littéralement : dos mouillé. L'image vient de la traversée à la nage du Rio Grande par les clandestins.

Alors qu'est-ce que tu fiches ici bon Dieu à descendre cette Budweiser, meringue29 ? Tu es censé éviter cet endroit.

Bien, après qu'on s'est vus à Essence & Boustifaille j'ai été braqué avec un flingue pendant le service de nuit. Alors le procureur avait besoin de moi pour identifier le gars qu'ils avaient arrêté. Je lui ai dit : Le vol m'a traumatisé. M'sieur, il m'a comme brisé la mémoire, 'sieur. Mais si ma peine était raccourcie je parierai que le visage de ce petit Mexicain30 me reviendrait aussi clair que le jour. Et bien, il a fait des hum et des han-han un moment, et puis il a dit qu'il pourrait probablement me relâcher dans 48 heures. Comment va votre mémoire maintenant ? a dit le procureur. Vachement bien, je lui ai dit, Je vois le visage de ce petit connard comme s'il était assis là sur vos genoux.

Et c'est toujours comme ça pour un travailleur, n'est ce pas ? Même quand Dame Chance vient à lui, même quand elle lui accorde une liberté inattendue, elle le fait avec une arme à feu dans une supérette. Et je regarde le tatouage de Dave à travers le bistrot enfumé et je frissonne à l'idée de ce qu'un tireur d'élite qui entend la propre voix de Dieu dans sa tête pourrait faire un jour au nom de sa notion de liberté •