Si vous maîtrisez l'anglais américain...

Le texte original : Under the Blue Mango.

Les essais de Joe Bageant sont joliment mis au format PDF par le site Coldtype.

Joe bageant est né en 1946 à Winchester en Virginie. Vétéran du Vietnam et du mouvement hippie, il a débuté sa carrière de journaliste en chroniquant la contre-culture des années 70. Ses essais politiques publiés sur l'internet anglophone lui ont conquis un vaste public •

Sous le manguier bleu

Le Bélize1 pour cinq mille et un paquet de clopes

Par Joe Bageant
31 mai 2006

1. Le Bélize est un petit pays anglophone au sud du Mexique.

Joe Bageant au Bélize
Photographie : Arvin Hill
Il y a des gens superficiels partout, mais un pan entier de l'âme humaine est tout simplement manquant chez les Américains. La plupart des étrangers ne pourront jamais le comprendre à moins d'avoir vécu sous la domination totale de l'esclavagisme matériel de l'Amérique — la Metropolis de Fritz Lang.

2. Ziploc est une marque de sacs en plastiques munis d'une fermeture hermétique.

Une fois qu'on a pris conscience que des enfants meurent dans le tiers monde en conséquence indirecte de nos choix les plus simples tels qu'acheter des sacs en plastique Ziploc2 ou de l'eau en bouteille, ou de conduire une voiture, la vie change pour n'importe quel Américain approximativement moral. L'inconfort s'installe, une culpabilité harcelante qui ne fait qu'enfler avec le temps jusqu'à ce que finalement les pensées nocturnes deviennent si angoissées et noires qu'il faut faire quelque chose. C'est comme cela pour moi depuis longtemps. Il y a à peu près un an j'ai décidé de faire quelque chose de plus que de me féliciter de recycler les montagnes de bouteilles et de magazines non lus que notre maisonnée semble générer. Alors à l'automne dernier j'ai juré de trouver une famille décente du tiers monde et de mettre l'argent pour faire quelque chose ensemble pour améliorer leur vie et la mienne. La situation est devenue tellement insupportable au printemps de cette année que, sur Dieu, j'étais déterminé à le faire.

3. La Drug Enforcement Administration est une branche du ministère de la justice chargée des affaires de drogue tant sur le territoire américain qu'à l'étranger.

4. La bière locale.

Par conséquent, je me suis retrouvé à l'hôtel Belcove de la ville de Bélize, au Bélize, cette ville étant l'endroit où les visiteurs au rabais ont le plus de chance de se retrouver en arrivant ou en repartant du pays. L'hôtel est situé dans le centre caillouteux de la ville et c'est un endroit aussi bon qu'un autre pour mijoter la prochaine étape. Les chambres coûtent à partir de vingt dollars américains la nuit et le Belcove est commodément situé près des eaux de la crique d'Haulover, juste à côté du bar le Marlin Bleu où on peut boire avec des indiens mayas et des agents de la DEA3 ou prendre du poisson depuis la terrasse si on le souhaite. Lors de la plupart des soirées au Belcove on trouve plusieurs Américains à son balcon buvant de la bière Beliken4 en regardant les bateaux passer sous le vieux pont tournant manuel au cœur de cette ville coloniale britannique pas-si-lentement pourrissante.

Durant ma première nuit au balcon toutes les lumières se sont éteintes lors d'une de ces coupures de l'électricité de la ville qui durent habituellement environ une heure. Des secteurs plus nantis de l'autre côté de l'eau est monté le bruit des générateurs qui démarraient. Un promoteur américain, logé dans la seule chambre munie d'air conditionné de l'hôtel pendant une escale au cours d'une croisière à travers les Caraïbes, regarde sa femme svelte, la cinquantaine, qui porte pour environ cinq cent dollars de tenue de nautisme de loisir Henri Lloyd, et dit : Je crois que le pillage va bientôt commencer. Tu penses qu'on devrait demander au propriétaire de verrouiller les grandes portes du devant ? demande sa compagne très bronzée. Un autre Américain, un jeune type joufflu avec le crâne rasé, se joint à la conversation en disant au présentoir Henri Lloyd : Le veilleur de nuit a sûrement une arme. Dans cette ville, qui n'en a pas ?. La supposition automatique était que les résidents de Bélize, étant principalement noirs, pilleraient leur propre ville à la moindre occasion. Personnellement, je préfère être à Bélize pendant une coupure de courant qu'à New York ou à Los Angeles.

Rommel s'enfonce dans Hopkins

Heureusement pour ma quête au Bélize, le destin est parfois expédient. C'est sur le balcon du Belcove que j'ai trouvé la famille que je cherchais. Un couple de Garífunas (aussi connus sous le nom de Caraïbes noirs) était assis dans l'obscurité. Et à mesure que je les écoutais parler j'avais vraiment les larmes aux yeux, tels étaient leur honnêteté et leur dignité simple dans leur évidente pauvreté et leur amour mutuel. Une heure plus tard je savais qu'ils étaient les gens que j'étais venu rencontrer — Luke et Marzlyn Castillo.

Une paire de jours plus tard j'étais dans leur village de Hopkins, originellement fondé par les descendants d'évadés d'un navire négrier d'Afrique de l'ouest échoué en 1635. S'étant échappés, les Garífunas n'ont jamais été esclaves et ils en sont fiers. Bientôt je couchais dans leur maison de cinquante cinq mètres carrés avec dix autres membres de la famille, six enfants, un cousin et un ami qui m'avait rejoint à l'hôtel, et j'en goûtais chaque minute, chaque son humain et l'odeur d'une authentique maisonnée caribéenne naturelle et chahuteuse. Les coqs chantant dehors, et les bruits de gamelles, et les gamins braillant à l'intérieur.

5. Une autre appellation du cannabis.

Les deux semaines suivantes montrèrent que la vie du village était à la fois inspirante et quelque peu déchirante parfois. Les journées sont somnolentes et bienheureuses. Le temps s'estompe en grande partie et seul le dur soleil lumineux et la mer prédominent. Les poulets errent dans les allées et les mômes roulent et jouent ensemble amicalement. Il est bien connu ici que les enfants allaités par des mères fumants la ganja5 sont plus faciles à vivre et mieux adaptés socialement. Et pourquoi ne le seraient-ils pas ? Il est difficile d'imaginer quelque chose de meilleur qu'une taffe et un téton combinés. (Aussi évident que ce soit pour n'importe qui est doté de sens commun, cela est néanmoins soutenu par une étude de la doyenne de la faculté d'infirmerie de l'université du Massachusetts, la doctoresse Melanie Dreher, ainsi que par une étude des spécialistes de la santé des Nations Unis.)

6. Belmopan est la capitale du Bélize.

7. Dans le texte : arrowroot. La traduction la rouroute est la déformation réunionnaise du mot anglais.

La vie tourne autour de la table de la cuisine et du manguier bleu dans le jardin. Pendant la journée quand il fait chaud on s'assoit sous le g'and manguier où une forte brise de mer souffle en permanence. Ainsi, il n'y a presque pas d'insectes. Les moustiques n'arrivent pas attraper de peau lorsqu'ils passent en vrombissant, en route pour Belmopan6 à l'intérieur des terres. Le soir nous lavons les gamins du sable avec un tuyau et du savon et nous rentrons pour cuisiner de la racine de coco (qui est plutôt comme une patate et aussi connue comme la rouroute7) dans du lait de coco avec des piments doux et de l'oignon. Et bien sûr, du poisson de toutes les sortes imaginables.

8. Étranger, en espagnol dans le texte.

Pour en revenir au projet que j'étais venu accomplir, il s'est avéré que c'est une habitation. Avec du fric de ma part, Luke est en train de construire une cabane bélizienne traditionnelle. Elle repose à deux mètres en hauteur sur de solides piliers, face à l'océan pour pourvoir prendre la brise de nuit, et a une salle de bain et un balcon d'où on peut voir d'un bout à l'autre de Hopkins, ou regarder les enfants qui jouent sous les arbres fruitiers. Luke et Marzy la loueront à des éco-touristes pour un revenu supplémentaire. Nous nous somme mis d'accord qu'il ne fera pas payer plus de quinze dollars la nuit. De cette façon les étudiants et les retraités à petit budget pourront se permettre de séjourner ici. Cela peut sembler peu d'argent mais cela fera plus que doubler le revenu de la famille. Et si ce vieux gros gringo8 vient rendre visite, il pourra y rester aussi longtemps qu'il le veut, se coucher tard, écrire, et jouer de la guitare sur le balcon. S'il se trouve qu'elle est louée à ce moment, je dormirai sur le canapé familial jusqu'à ce qu'elle soit disponible. Et si je choisis de prendre ma retraite à Hopkins ou si j'y suis conduit par l'effondrement prochain de l'économie américaine, alors je leur en construirai une seconde pour remplacer le revenu perdu de la première.

Pas besoin de paperasse. Luke Castillo possède la maison. Point. Pas de trucs légaux, pas d'avocats véreux. Nous nous sommes regardés dans les yeux depuis deux mondes différents et nous nous sommes serrés la main. À un certain point les hommes de bonne volonté dans le monde doivent se faire confiance. Il suffit de jeter un regard à notre visage pour savoir lequel de nous deux a l'âme la plus corrompue. J'ai de la chance d'avoir sa confiance, pas l'inverse.

N'importe quelle relation d'argent entraîne du pouvoir quand l'une des deux parties a tout le blé. Durant la première semaine j'ai travaillé dur à essayer de les convaincre que je ne suis pas riche, ce qui était ridicule parce que n'importe quel Américain est riche selon les standards du village. Alors j'ai fini par dire : Pensez à moi juste comme à un riche oncle américain alors. C'est plus compréhensible puisque de nombreux Béliziens ont de la famille aux États-Unis qui leur envoie de l'argent. Alors maintenant je suis l'oncle Joey et nous appelons ce que nous faisons un partenariat. Pour moi cependant, c'est plus comme avoir un nouveau fils et une nouvelle fille et, le meilleur de tout, enfin des petits-enfants.

Pour être parfaitement franc avec vous, ce que j'en retire est un sentiment d'accomplissement direct qu'un homme ne peut jamais avoir dans ce pays. Nous avons choisi quelque chose et nous l'avons fait. Et cela a été fait pour seulement cinq mille dollars américains. D'abord les piliers, ensuite le plancher. Être un travailleur en Amérique signifie que, peu importe combien on gagne et à quel point on travaille dur, ce n'est jamais assez et le boulot n'est jamais fini. On ne ressent jamais la satisfaction immédiate, encore moins la sécurité, de son travail en tant que citoyen de l'empire. On paye, on travaille, on trime et on paye encore tandis que tout s'éternise, extrayant des sommes d'argent toujours croissantes juste pour garder ce qu'on a déjà payé. Et il y a toujours le spectre de la retraite et tout le fric qu'elle est censée nécessiter. Quand j'étais gamin j'ai lu un article qui disait qu'une personne avait besoin de cinquante mille dollars d'économies pour être en sécurité à la retraite. Il n'y a pas longtemps j'ai lu une rubrique d'un magazine financier qui disait qu'un million n'est pas tout à fait suffisant. Je ne doute pas que je pourrais facilement vivre à Hopkins pour environ quatre cent dollars par mois — le double de ce avec quoi Luke fait vivre une famille de huit — et réussir à en garder pour du rhum, des cordes de guitare et un peu de ganja.

Les chiens des conquérants

Ce soir les vents légers portent l'odeur des gommiers rouges et des feuilles de quatre-épices, et ce soir, comme tous les autres, les enfants, les chiens, Luke et Marzy sont assis sous le manguier bleu, les adultes sirotant la liqueur d'aristoloche pendant que les gamins ensommeillés s'accrochent à nous, baignés dans les dernières lueurs rouges. Soudainement le plus vieux chien, Rex, se dresse raide avec chaque nerf en alerte et il y a un silence de mort tandis qu'un jeune homme tout habillé de noir traverse la rue du village, menant plusieurs pitbulls. Il a trouvé une belle niche dans la nouvelle économie globale de l'homme blanc en vendant le service de chien de garde de ses huit pitbulls. Comme m'avait averti un ami noir à Detroit avant que je parte : Ne t'attends pas à trouver de la noblesse nègre dans la pauvreté.

9. Un cocktail également appelé mojito.

10. Il s'agit en fait de Donatien-Marie-Joseph de Vimeur, vicomte de Rochambeau, que Joe Bageant confond avec son père Jean-Baptiste Donatien de Vimeur, comte de Rochambeau. L'auriez-vous su ?

Les propriétaires des résidences et les gringos qui ont construit des villas ici savent qu'ils ne peuvent pas légalement tenir les villageois à l'écart des fronts de plage devant leurs enclos aseptisés à air conditionné dans lesquels ils sirotent des mohitos9 et grignotent des conques avant de se lancer dans leur vedette blanche ou leur catamaran, ou de faire de l'aile volante au dessus des grands récifs de corail. Alors ils achètent ou louent les services de pitbulls et de dobermans pour patrouiller sur leurs plages. Les plages qui selon la loi bélizienne sont ouvertes à tous les citoyens. Récemment un pitbull a mordu à la tête un enfant du village, assez pour nécessiter un sérieux traitement médical à l'hôpital de Bélize, à deux heures de ce village où seulement dix personnes sur deux mille ont un véhicule, la plupart n'étant bien sûr pas là durant la journée quand leurs propriétaires sont partis travailler. Aucune plainte n'a été déposée contre le propriétaire du chien, qui se trouve être le jeune gars en noir. Dans un village où les propriétaires de chiens payent scrupuleusement les poulets tués par leur animal, tout le monde a détourné le regard de la mutilation d'un enfant. Deux siècles de colonisation britannique n'y sont pas pour rien. Je ne peux m'empêcher de penser à la conquête européenne des Caraïbes, et aux chiens de Jean-Baptiste Rochambeau10 à Haïti durant le règne de Napoléon. Rochambeau importa de Cuba quinze cent chiens entraînés à chasser et manger les Noirs. Le jour où les chiens arrivèrent, les prêtres bénirent l'occasion et offrirent des prières pour le succès des chiens. Les jeunes filles françaises parèrent les chiens de meute de fleurs, embrassèrent leur cou, applaudirent et acclamèrent pour voir les premiers négres jetés à ces animaux féroces et dévorés. Les chiens du conquérant sont toujours là. Juste moins évidents.

Peut-on qualifier les Américains qui construisent les palais en stuc pastel sur les plages d'ici de méchants ? Je soupçonne qu'ils sont juste provinciaux de cette manière américaine étrange et isolée, si complètement conditionnés qu'ils ne pourront jamais rien ressentir pour des gens qui ne leur ressemblent pas entièrement. Conditionnés à craindre les Noirs alors même qu'ils les méprisent, ils ne pourront jamais vraiment guérir du conditionnement à l'état de consommateur. En toute justice, il y a autant d'Américains culturellement respectueux — pour autant que les Américains comprennent le concept — que de trous du cul. Des visiteurs sensibles, habituellement jeunes et portant un sac à dos. Ils ont maintenant un endroit de plus où séjourner à Hopkins.

Aristoloche, ténias et navigation aux étoiles

Le père de Marzy, le vieux Charlie, qui a cinquante six ans, parle des jours pas si lointains où il faisait vivre sa famille grâce à la mer. Les jours où il naviguait sur les grandes pirogues de douze mètres de longueur, profondes de la hauteur d'un homme. Il n'y avait pas de 'oute jusqu'à Hopkins alo's, et si un homme voulait acheter 'ien qu'un hameçon il devait naviguer jusqu'à Dang'iga. Pas d'aut'e 'oute que la me'. Le vieux Charlie et les hommes de sa génération naviguaient entièrement aux étoiles et pouvaient dire l'heure à dix minutes près juste en levant les yeux. Cha'lie, il a toujou's l'ho'loge de la me' dans la tête dit Luke. Charlie sourit et raconte la navigation dans les grandes vagues : Quand tu dois fai'e un bo'd dans les c'eux, et ba'er face à la vague qui vient pou' êt'e soulevé par la vague, pas subme'gé. Vi'er, fend'e, vi'er, fend'e pendant des heu'es et des heu'es.

Non seulement le vieux Charlie peut naviguer sur cent cinquante kilomètres jusqu'au Honduras avec juste les étoiles et deux voiles, mais il est aussi herboriste, et sait préparer la liqueur d'aristoloche qui fortifie le corps et l'âme des hommes. La liqueur commence par une mixture d'herbes trempées dans une petite quantité de rhum à quatre-vingt-dix degrés pour en dissoudre les huiles essentielles. Ce rhum est ensuite mélangé à cinq ou six parties d'eau, ce n'est donc pas vraiment quelque chose qui peut saouler, étant à la fois terreux et amer de goût et si fortement dilué. Il y a beaucoup de recettes de liqueur mais toutes contiennent la vigne aristoloche, qui d'après Charlie : te fais pisser tous les poisons. Alors trois fois par jour je bois la liqueur, dont le docteur cubain de la clinique du village dit qu'elle a bien des vertus médicales préventives, pas toutes celles qu'on prétend cependant. Ça ne vous donnera pas la légendaire trique perpétuelle de la liqueur. Entre le docteur cubain et la liqueur, je me retrouve à respirer comme à trente ans, et j'ai même marché six kilomètres un jour, en partie en portant un bébé sur le dos !

11. Un médicament contre les brûlures d'estomac.

Le docteur cubain de la clinique du village s'occupe de ces maladies que les herbes et la liqueur ne peuvent prévenir ni guérir. Aux États-Unis je prends cinq médicaments par jour, mais les conseils du docteur cubain les ont réduits à deux (pour la tension artérielle). Pas de Lassix (un diurétique pour l'état de mes poumons) parce que dans cette chaleur on sue tellement que la difficulté est de garder l'eau, non de la perdre. Quant au Prevacid11, là le docteur cubain est d'accord avec les docteurs des herbes : Vous mangez trop, particulièrement de la viande. Mangez du poisson, pas du porc. Le porc c'est pour faire la fête. Et le café c'est bon mais trop c'est pas bon. J'ai commencé à ne boire qu'une tasse de café par jour, et celle du matin préparée avec l'herbe à fièvre, qui fait en soi un excellent thé à la citronnelle.

12. Un médicament contre les fièvres et les douleurs.

Néanmoins, il y a abondance de gens malades à Hopkins. Beaucoup ici ne peuvent même pas se payer une aspirine, encore moins des soins médicaux. Et beaucoup de femmes n'iront pas voir le docteur cubain parce que le villageois qui gère la clinique cancane sur leur maladie. Dans un village, un groupe culturel si petit et étroitement lié, le cancan est un truc mortel. Par conséquent, on trouve des enfants avec des ténias, des mycoses, des adultes avec une tension artérielle élevée non traitée. Les villageois ont la dissenterie tout comme les gringos, mais elle reste le plus souvent non traitée. Alors quand Luke et moi avons pris le bus jusqu'à Dangriga pour faire des courses, nous avons acheté une bonne provision d'aspirine liquide pour bébé, de médicament contre le ténia, des antifongiques — avec les années les gens du coin attrapent un champignon de la peau en nageant dans la mer — des médicaments contre la diarrhée, contre les mycoses, du Tylenol12. Nous avons aussi pris un ballon de foot pour les gamins, ce qui n'est pas rien pour des enfants qui ne possèdent aucun jouet et n'en attendent jamais.

Non pas que les courses soient une activité de loisir comme aux États-Unis. Il reste peu de travail de pêche et l'emploi à la résidence touristique est une bénédiction pourrie. D'un côté cela nourrit la famille, mais à peine, de un à un dollars et demi de l'heure. L'épicerie et les produits de base ne sont pas moins chers ici qu'aux États-Unis car ils sont expédiés des États-Unis. Alors Luke prend soin de sa famille de huit avec environ cinquante dollars américains par semaine. L'électricité seule prend une semaine de paye et l'eau potable en prend presque une autre, et le téléphone une autre, un téléphone étant une nécessité quand on a un patron à la résidence, pas de voiture, etc. Cela laisse cinquante à soixante dollars américains pour la nourriture de huit personnes. Aussi, cela ne laisse rien pour l'habillement, le savon, etc. Tant bien que mal cependant, ils parviennent à se procurer les choses dont ils ont besoin. Ils demeurent assez fiers, et même avec si peu ils sont excessivement généreux.

13. Les élections présidentielles de 2004 ont donné lieu à de nombreuses fraudes, particulièrement dans l'Ohio où une victoire démocrate était possible.

Ladite générosité n'est pas facile quand on paye proportionnellement autant de son revenu juste pour boire de l'eau que les Américains pour les services majeurs. Comme dans une grande partie du tiers-monde, l'eau potable ici est contrôlée par les syndicats du crime étrangers, constitués en sociétés au Canada, en France et aux États-Unis. Vingt litres coûtent environ deux dollars, maintenant que l'eau a été effectivement privatisée par les même compagnies qui nous vendent de l'eau en bouteille aux États-Unis. Crystal est la plus grosse ici et aucun des six enfants de Luke ne peut seulement mouiller ses lèvres sans payer Crystal pour cela. La toilette et le bain sont fait à l'eau crasseuse du puit du village, qu'on a suspicieusement laissée devenir fétide. Le lourd couvercle de béton est laissé ouvert depuis une éternité pour que les insectes, les souris mortes et la vase s'accumulent. Les trois gars de l'entretien des eaux de la ville, à part qu'ils n'ont pas la moindre formation, sont des larbins du PUP, le parti politique pourri actuellement au pouvoir. Voulez-vous parier que Crystal finance le PUP ? Pourtant, la corruption politique n'est pas aussi mauvaise qu'aux États-Unis, juste plus évidente, et elle n'est pas institutionnalisée comme en Amérique. La démocratie bélizienne, aussi débraillée qu'elle soit, est encore effective. Les Béliziens ont déjà viré des gouvernements véreux et le PUP sera jeté aux prochaines élections. Ce n'est pas l'Ohio13. Les votes comptent encore ici.

Luke et Marzy sont parmi les meilleurs jeunes couples du village, d'ailleurs de la classe moyenne selon les standards locaux. Ils ont une télévision, une petite machine à laver de fabrication coco-chinetoque qui se réduit à un seau en plastique éclaboussant avec un moteur électrique. Ils possèdent un petit réfrigérateur et un micro-onde. Un tel étalage de richesses est un signe sûr de connivence avec certains vieux cons du village.

14. Deux des plus grandes marques de vêtements américaines.

15. Une console de jeux vidéos.

La culture garífuna est indiscutablement en train d'être détruite par ces petits luxes, particulièrement par la nourriture industrielle du magasin du Chinois au bout de la route, par la télévision que les gamins regardent le matin avant l'école. La télévision a sûrement quelque chose à voir avec les publicités de magazine pour Abercrombie & Fitch et Victoria's Secret14 découpées et collées sur les murs de la petite maison de la famille Castillo. En arrière plan de tout cela il y a les villageois pratiquants la religion dugu, qui est un truc africain fascinant et effrayant dont les cérémonies sont conduites dans de longs bâtiments obscures à couverture végétale où sont sacrifiés des cochons la nuit, dans la fumée et le battement des tambours, tandis que les morts reviennent instruire les vivants. Certains pratiquants du dugu croient que les Blancs sont en train de voler l'âme des Garífunas et ils ont raison. Je l'ai vu moi-même à travers les enfants de Luke quand la télévision fait tourner son hologramme pornographique de consommation dans leurs esprits. Déjà ils comprennent au fond d'eux que sans une Xbox15 ils ne sont rien.

16. En termes plus savants : une zone hypoxique, c'est à dire une zone aquatique contenant trop peu d'oxygène pour la plupart des formes de vie.

Retour dans la zone morte16

De retour depuis trois semaines dans la Metropolis de Fritz Lang et je marche à nouveau comme un vieil homme, mes battements et mes boyaux brûlent. Il y a des maux du corps et de l'âme qui sont purement situationnels. Des choses qu'aucune quantité de liqueur d'aristoloche ne pourra jamais guérir. Les quatre kilos que j'avais perdu au Bélize font à nouveau de l'ombre à ma bite. Et à nouveau je tiens ma femme éveillée trop tard en râlant contre l'empire — son immonde et totale pourriture, incluant le style de vie que nous avons elle et moi, et pourquoi bordel on ne vend pas tout pour s'en aller vers des climats plus humains ?. Vous voyez le tableau. C'est le genre de chose qui, laissées irrésolues, peuvent mener au divorce.

17. Il est indispensable lorsqu'on lit des textes politiques américains de garder à l'esprit que le mot liberals y désigne, à l'inverse de l'usage français actuel, des gens de gauche. En revanche, les gens que nous appelons libéraux ou ultra-libéraux sont en Amérique des neo-conservatives (parfois abrégé en neo-cons). L'usage américain a été transposé ici car il rend une meilleure justice à l'étymologie. De plus, l'appellation neo-cons a aux oreilles françaises des résonances si flatteuses que nous pourrions bien finir par l'adopter.

Maintenant, je sais ce que pensent certains lecteurs masculins : Je quitterais ce pays en un clin d'œil s'il n'y avait pas ma femme. Comment faire avec ma femme ? Je reçois des tas de courriels qui me demandent juste ça. Mon expérience est que les femmes ne sont presque jamais partantes pour fuir l'Amérique et généralement elles ne ressentent pas l'anxiété qu'ont tant d'hommes libéraux17 et gauchistes ces temps-ci. Épargnez-moi je vous prie les accusations de sexisme sur la base que les femmes ressentent la même indignation politique que les hommes. Peut-être bien, mais la plupart des femmes mariées en Amérique ne prennent assurément aucun risque pour cela. Je reçois des tas de courriels qui me posent la question : Comment faire pour que la femme soit d'accord ?. On ne peut pas. Comme dans un divorce, on leur donne tout ce qu'on possède : la maison (qu'on ne possède jamais dans ce pays, l'hypothèque étant une forme de loyer — qui diable peut finir de payer une maison de nos jours ?), les voitures et tout, et on espère que tout ira pour le mieux. C'est pareil qu'avec Luke Castillo. À un certain point, il faut faire confiance. Et si tout foire, alors quoi ? Une famille du tiers-monde a une petite maison qu'ils peuvent louer et finalement laisser à leurs enfants. Ou une femme américaine s'écroule avec l'économie américaine en s'accrochant à une très grande maison. De façon intéressante, Luke et Marzy possèdent entièrement leur petite maison et leur lopin de terre.

Comme disent parfois les Béliziens : je vais te laisser avec ça, mon ami. Si jamais vous vous trouvez à l'hôtel Belcove dans la ville de Bélize, sortez par la porte de devant sur la chaussée défoncée, couverte d'ordures et regardez à votre droite. À une dizaine de mètres dans la rue Albert vous verrez un petit homme ratatiné, à l'habillement immaculé, assis patiemment sur les marches de la salle de la bière et de la loterie (qui est beaucoup plus distrayante qu'elle ne paraît). Le petit vieillard gagne sa vie en allant chercher des cigarettes, de la bière ou quoi que ce soit d'autre que les touristes recherchent (sauf les putes). Les locaux l'appellent le gentilhomme de principe. Parce qu'il est de la vieille école ? ai-je demandé à l'épicier hindou au coin. Non, mon frère, répond l'hindou. Il est appelé comme ça parce qu'il revient toujours avec ta bière et la monnaie exacte. Le gentilhomme de principe, M. Harris, est un créole de la vieille école qui a vu les gouvernements se faire et se défaire, a coupé les tiges de bananiers, cueilli les oranges et servi aux tables des diplomates. Il en sait long. Assez pour que, par respect, je me sente obligé de prendre un verre avec et de lui acheter un paquet de clopes. Alors nous nous sommes assis sur les marches en bois en parlant, et après que sa courtoise réserve initiale a été levée par une paire de verres de rhum Vieux maîtres de plus de quarante degrès, la conversation a dérivé sur les miens, les Américains.

Les Amé'icains n'ont qu'un œil, a-t-il dit.

Un œil ?

Ouais. Ils ne voient que ce qu'un aut'e homme n'a pas. Et ils se 'ega'dent avec beaucoup de fie'té pa'ce qu'ils ont tant de choses. Ensuite ils passent au suivant pou' voi' ce qu'il n'a pas qu'ils ont. Les Amé'icains sont t'ès fie's d'eux pa'ce que la plupa't d'ent'e nous n'ont 'ien.

Un jour l'autre œil s'ouvrira.

Peut-êt'e au ciel. Peut-êt'e quand ils mou'ont et que Dieu leu' ouv'i'a l'œil avec son p'op'e doigt. Mais pou' le moment ils vivent dans la fausse lumiè'e.

Le premier jour de mon retour au boulot j'ai montré fièrement les photographies de ma nouvelle famille bélizienne à une collègue, les photographies des enfants jouant sous le manguier bleu, Marzy avec le bébé de la famille, le petit Luke, sur la hanche près de la petite maison dans le sable. Ma collègue les a regardés attentivement, puis elle m'a regardé et a dit : Je ne comprends pas comment des gens peuvent vivre comme ça !.

Peut-être qu'un jour, si elle est très chanceuse, Dieu lui ouvrira l'œil avec son p'op'e doigt •