Si vous maîtrisez l'anglais américain...

Le texte original : Getting out the Bling Vote.

Les essais de Joe Bageant sont joliment mis au format PDF par le site Coldtype.

Joe bageant est né en 1946 à Winchester en Virginie. Vétéran du Vietnam et du mouvement hippie, il a débuté sa carrière de journaliste en chroniquant la contre-culture des années 70. Ses essais politiques publiés sur l'internet anglophone lui ont conquis un vaste public •

Récolter le vote de pacotille

Depuis le Coin frais chez Kibby, au Bélize1, la politique a un sens — en quelque sorte

Par Joe Bageant
16 janvier 2008

1. Le Bélize est un petit pays anglophone au sud du Mexique.

2. Hillary Diane Rodham Clinton est, au moment où Joe Bageant écrit ce texte, le sénateur de l'État de New-York et l'un des candidats à l'investiture démocrate pour les élections présidentielles de 2008.

3. Lire à ce sujet : Sous le manguier bleu et Évadé de l'Amérique.

Je sais que c'est sacrément antipatriotique, mais je n'arrive pas à bander pour les élections américaines de 2008. C'est à dire : je n'ai pas lu ou entendu un mot là-dessus en une paire de semaines et je me fiche que Hillary2 ait montré publiquement de l'émotion ou pas, ce qui était la grande nouvelle quand je suis parti des États-Unis. La volonté n'y est pas. Et c'est encore plus difficile d'ici, dans ce village d'Amérique Centrale3 où tant de gens ont de vraies difficultés. Du genre qui découle d'être né sous un empire, le britannique, et de vivre dans l'ombre de l'empire américain à présent, dans l'ombre de sa forteresse emmurée de privilège armé. L'un de ces problèmes est : à qui vendre son vote et pour combien ?

J'veux aussi cent et cinquante dolla' pou' mon vote, déclare Mary en tranchant des bananes pour faire du tapo pour le dîner. J'ai eu cinquante pou' mon vote la de'niè' fois, mais y en a qu'ont eu deux cinquante.

Tu n'auras pas plus que cinquante, ma belle, lui dis-je. Il faut être plus important pour obtenir deux cinquante pour son vote. Avais-tu amené quelqu'un d'autre au scrutin ?

Non. Qu'ils t'ouvent leu' p'op'e a'gent.

Fin de l'histoire. Si tu avais amené d'autres électeurs avec toi, tu aurais pu aller jusqu'à deux cinquante maintenant.

Alo's je vote pas, juste pou' les fai'e chier

4. Dans le texte : People's United Party.

5. Il est indispensable lorsqu'on lit des textes politiques américains de garder à l'esprit que le mot liberals y désigne, à l'inverse de l'usage français actuel, des gens de gauche. En revanche, les gens que nous appelons libéraux ou ultra-libéraux sont en Amérique des neo-conservatives (parfois abrégé en neo-cons). L'usage américain a été transposé ici car il rend une meilleure justice à l'étymologie. De plus, l'appellation neo-cons a aux oreilles françaises des résonances si flatteuses que nous pourrions bien finir par l'adopter.

6. Dans le texte : United Democratic Party.

7. Dans le texte : one in the hand is worth two in the bush.

8. La Mayo Clinic est un grand hôpital américain de réputation internationale.

9. Dans le texte : credit hour.

10. Le Johns Hopkins Hospital est un hôpital et une faculté de médecine fondée au XIXe siècle par la fortune et la volonté posthume du banquier Johns Hopkins.

La politique bélizienne fonctionne ainsi. Le 7 février prochain les Béliziens jetteront leur bulletin dans l'élection nationale d'un candidat soit du Parti d'Union Populaire4 libéral5, soit du Parti de l'Union Démocratique6 conservateur. D'ici là le PUP va distribuer beaucoup d'espèces et régler nombre de factures impayées d'électeurs. Une fois tous les cinq ans c'est le jour de la paye pour les pauvres, qui considèrent leur vote comme un capital financier net valant cinquante à cent dollars béliziens (vingt-cinq à cinquante dollars américains) ou plus. Ici, à Hopkins, cinquante dollars béliziens payent la facture de l'eau communale pour un an. Et aussi, les électeurs d'ici ressentent souvent que leur argent du vote est sûrement tout ce qu'ils tireront de ce qu'ils considèrent comme un gouvernement inaccessible. Il est difficile d'argumenter contre ce raisonnement à la un tiens vaut mieux que deux tu l'auras7 si on vit leur vie. Il y a un certain pragmatisme, voire une justice ironique dans la corruption du vote ici. D'un autre côté, c'est un système affligeant dans lequel les électeurs réels sont corrompus financièrement par les politiciens. Je suis plus habitué au système américain, où les électeurs sont corrompus moralement et intellectuellement par les médias. Dans les deux cas, la politique de marché est la poignée de boue corruptive jetée dans l'aquarium. Nous n'y voyons rien que ce qui est le plus près de notre nez, habituellement placé là par un politicien.

Ce n'est pas la Clinique Mayo8, mais les aiguilles sont propres

En effet le gouvernement bélizien est détraqué, leurré, inefficace et corrompu. Toutes choses égales par ailleurs, sous certains aspects les Béliziens obtiennent plus que les Américains de leur gouvernement, en considérant combien les Américains travaillent et payent (quinze fois plus que les Béliziens), à commencer par les soins de santé. Les Béliziens ont au moins des centres de santé gratuits dans les villes et les villages, et une éducation supérieure pour trois fois rien, environ quinze dollars américains par unité de valeur9. Ces systèmes ne sont peut-être pas aussi reluisants que leurs profitables équivalents américains, particulièrement les hôpitaux publics ici. Mais ce n'est pas la Chine, où les hôpitaux font des transfusions sanguines avec des bouteilles de Pepsi (en tout cas, d'après les médias américains) et ce n'est pas l'Inde rurale où les patients les plus pauvres dorment souvent sous le lit des patients plus aisés. En tout cas, Bélize n'a pas quarante-sept millions de gens sans aucun accès au soins, et un hôpital passable vaut mieux que pas d'hôpital. En fait, un hôpital passable vaut même mieux que Johns Hopkins si Johns Hopkins10 ne vous laisse pas rentrer parce que vous ne pouvez pas payer le transport.

11. Un site d'hébergement gratuit de vidéo.

12. Les Bloods et les Crips sont deux gangs originaires de Los Angeles.

Il en va de même pour les écoles publiques. Le système scolaire est une épave. Mais le système américain aussi. Les deux diplôment des gamins qui ne peuvent pas trouver leur pays sur une carte, la principale différence étant que les gamins béliziens ne le montrent pas sur YouTube11. En tant que pays sous-développé, nous sommes aussi très en retard dans les fusillades scolaires et les agressions sexuelles, et nous n'avons pas encore installé de détecteur de métaux quelque part, autant que je sache, même pas dans les aéroports, encore moins dans les écoles. L'espoir subsiste de rattraper le retard : les Bloods et les Crips12 américains sont arrivés à la ville de Bélize l'année dernière et canardent l'endroit.

13. Les garífunas sont une ethnie née du métissage d'une population amérindienne autochtone avec des Africains issus de la traite négrière.

En ce qui concerne l'école de commerce bélizienne et le système d'enseignement supérieur, ma femme et moi aidons un garçon garífuna13 à y étudier, et je ne peux pas dire qu'ils soient inférieurs aux nôtres, juste moins somptueusement équipés. En fait, je dirais qu'en moyenne les gamins béliziens travaillent beaucoup plus dur une fois qu'ils sont à l'université, d'abord et simplement parce qu'il est plus difficile d'y arriver. Notre gars en école de commerce à la ville de Dangriga, James, obtient des notes parfaites, tout en bataillant contre des difficultés telles qu'un trajet de bus quotidien ardu et n'avoir que rarement de l'argent pour tout juste déjeuner. Au bout du compte cependant, Américain ou Bélizien, tout dépend de la compréhension de la réalité par la jeune personne. James comprend qu'étudier l'informatique l'a éloigné des rues du village où tant de ses pairs se languissent maintenant, et probablement pour le restant de leur vie — ou du moins jusqu'à ce que l'hôtellerie gringo les embauche comme jardiniers et bonnes à des salaires d'esclaves. Pendant ce temps, le pot-de-vin électoral de cinquante dollars de sa mère paye un bon paquet de déjeuners. Une fois tous les cinq ans durant les élections nationales.

Achète mon vote, mais ne le vole pas, man

14. Diebold est un fabricant de systèmes électroniques de sécurité, en particulier de machines à voter, critiqué à la fois pour les failles de sécurité de ses produits et pour les liens de certains de ses dirigeants avec le Parti Républicain.

La voix démocratique du peuple est peut-être achetée et vendue au niveau de l'électeur, mais d'un autre côté, comme le soulignait hier Harry, un ami garífuna : Ce n'est pas les États-Unis. Il est impossible de voler une élection ici. Ce qui est sûrement vrai. Des forces combinées de scrutateurs internationaux et des partis surveillent intensément le processus parfaitement comptable et recomptable du vote-papier, comme des frégates tournoyant au dessus d'un tas d'entrailles de poisson. Les électeurs arrivent peut-être aux urnes pour des raisons moins que morales, mais le décompte du vote, au moins jusqu'à ce que Diebold14 arrive au Bélize, est sacrément sûr. Jusque là, la seule façon de saper le vote est de l'acheter.

15. La Drug Enforcement Administration est une branche du ministère de la justice chargée des affaires de drogue tant sur le territoire américain qu'à l'étranger.

16. Le Parti des Panthères Noires fût une organisation politique afro-américaine active principalement dans la deuxième moitié des années 1960.

17. Malcolm Little, dit Malcolm X, fût une figure majeure du mouvement d'émancipation des Noirs américains dans les années 1950 jusqu'à son assassinat en 1965.

18. Ernesto Rafael Guevara de la Serna, dit le Che, médecin argentin, révolutionnaire marxiste et homme politique cubain est devenu depuis son exécution en 1967 l'archétype populaire du guerillero.

Quand le Bélize a gagné l'indépendance en 1981, l'optimisme était au plus haut ; le jour des élections fût un jour de triomphe de la fierté nationale. La corruption du vote était rare sinon inexistante, et la politique, bien que fermentant avec ses propres intrigues, était plutôt intègre et sacrément diverse. Folle, oui, mais sincère autant que le jeu malsain de la politique peut l'être. Avant que le Fond Monétaire International, la DEA15, les investisseurs étrangers, les banques étrangères, les lignes de paquebots, et tout le reste saisissent le Bélize par la peau du cou, il y avait une vitalité gauchiste impossible aujourd'hui. Il y avait des militants politiques qui se déclaraient solidaires avec les Black Panthers16 américains, les peuples indigènes de la planète, les droits de l'homme et Cuba. Malcolm X17 et le Che18 n'étaient pas encore banalisés par les médias en affiches à dix dollars et en maillots à dix-neuf dollars. La plupart des jeunes béliziens radicaux de cette époque sont à présent les politicards grisonnants du PUP qui achètent les votes aujourd'hui. Mais en 1968, même l'actuel premier ministre Said Musa (un bélizien d'origine palestinienne) était un jeune avocat bouillant qui organisait des manifestations contre l'impérialisme américain, l'exploitation capitaliste et la guerre du Vietnam. Avec Assad Shoman, qui deviendrait plus tard ministre des affaires étrangères, il marquait des points pour le nationalisme noir dans un Bélize colonial britannique, circonspect et conservateur. C'est pourquoi il est si démoralisant aujourd'hui d'apprendre que plus de sept millions manquent sur les recettes des passeports, qui dépendent directement de M. Musa.

19. Si en France l'expression sécurité sociale se confond avec la Sécurité sociale au point d'être circonscrite aux questions d'assurance santé, elle a conservé dans le monde anglophone son sens général, c'est à dire qu'en plus de l'assurance santé elle englobe les questions d'assurance vieillesse et d'assurance emploi. En ce qui concerne la Social Security Administration américaine, c'est un organisme fédéral dont l'objet est le versement des pensions de retraite, de veuvage et de handicap. Elle participe aux programmes d'assurance santé en tant qu'interface avec les assurés, bien que ces programmes ne ressortent pas de sa responsabilité.

30. La loi fédérale No Child Left Behind initiée par George Bush en 2001 vise à améliorer l'enseignement primaire et secondaire. L'une des principales mesures consiste à conditionner le versement des subventions du programme au résultat de chaque école.

Les deux principaux partis du Bélize sont pourris jusqu'à la moelle. La seule différence est où ils balancent le butin quand ils ne le dilapident ni ne le volent. Un milliard de dollars semblent manquer dans la trésorerie nationale tandis que les éléments les plus obscurs des deux partis détournent au gouvernement les pépètes du pétrole, du tourisme et des investissements dans les résidences de retraites et de loisirs du Bélize. Pour donner une idée de l'échelle, un milliard de dollars donnerait à chaque foyer dans ce tout petit pays cent dollars par jour pour plus de cent quarante ans. Le PUP balance plus d'argent au peuple, en instituant récemment un programme de sécurité sociale19 valant environ quarante dollars américains par mois, et surtout, des écoles. Quand il s'agit de jeter de l'argent dans les problèmes d'éducation nationale, le PUP n'obtient pas de meilleurs résultats que les démocrates américains. Après avoir construit mille cent classes et amélioré la formation des enseignants, et avoir financé l'éducation supérieure pour les enseignants, le taux d'échec des étudiants du pays a bondi à un record historique de soixante-cinq pour cent. Le taux d'abandon des études continue de grimper. Le PUD conservateur, qui s'oppose au financement de l'éducation, ne manque pas l'occasion de dire je vous l'avais bien dit. Pendant ce temps, il paraît que le PUD prépare un clone de Aucun enfant laissé derrière20. Laissé derrière qui ? Où sont ces enfants des écoles publiques qui sont devant ?

Comme le Parti Démocrate américain, le PUP est le parti des immigrés, et à présent ce parti se dépêche de naturaliser autant d'immigrés latino-américains que possible pour qu'ils puissent voter PUP. Dans la tempête de merde des difficultés soulevées ici, il y a que le taux de séropositivité est élevé parmi ces immigrés, nombre d'entre eux étant des jeunes hommes célibataires de l'émigration économique. Ils constituent un poids croissant sur le branlant système de santé national qui se bat, plutôt avec succès jusqu'ici, pour éviter une épidémie déclarée. Beaucoup pensent aussi que les immigrés prennent trop d'emplois béliziens, ce qu'ils font certainement. De plus les questions d'immigrations fermentent comme en Amérique, et comme en Amérique c'est de la politique habituelle, mais avec quelques particularités différentes.

L'une de ces particularités est que le Bélize a quelques journaux engagés, sinon partisans, tels que l'Amérique où la Grande Bretagne n'en ont pas vus depuis soixante ans au moins. Les journaux, quoique partisans, sont remplis des voix des citoyens communs, non pas fabriqués avec des citations des puissants officiels comme dans les journaux américains. Quoi que l'on puisse dire du manque de lois contre la diffamation ici, cela permet aux citoyens de nommer les salauds tout haut. Et ils le font. Hélas cependant, il en sort peu de choses sauf si une huile du gouvernement le veut bien. Mais les salauds n'ont pas encore découragé tout le monde.

21. Hugo Chávez est le président socialiste du Venezuela.

Ho, les chevaux ! Ça vient juste de tomber : les visées de Marie sur ces deux cent cinquante dollars viennent juste de s'améliorer. Hugo Chávez21 a injecté dix millions de dollars dans le gouvernement du PUP, ostensiblement pour le développement, mais une bonne part est transférée aux électeurs tandis que j'écris ceci. C'est beaucoup d'argent pour déjeuner et de factures d'eau. Quand on doit choisir entre de telles brutes politiques, le mieux est de suivre celui qui vous donne l'argent du déjeuner au lieu de vous frapper et de vous le prendre. Vas-y Hugo !

N'étant pas le parti majoritaire du moment, le PUD ne peut pas plonger les mains assez profond dans les coffres pour semer l'oseille alentour, même s'il le voulait (et oncle Hugo est peu susceptible d'ouvrir son porte-monnaie pour eux dans un acte de solidarité avec leur ligne dure de capitalisme). Ce qui les rend quelque peu moins corrompus pour l'instant que le PUP. Cela les fait voir comme plus honnêtes par certains électeurs pauvres. Beaucoup de pauvres votent de la même manière que les Américains de la classe laborieuse qui votent républicain, et ils voient le PUD comme une force de stabilité, évidemment, comme leurs homologues nord-américains, confondant la méchanceté et la transmission de richesse avec la stabilité. La mauvaise nouvelle ici est qu'une bonne partie du talent fiscal et des compétences administratives résident dans le PUD, un parti dont, en violation de la loi bélizienne, chaque membre élu refuse carrément de déclarer son patrimoine et ses relations d'affaire et s'en tire comme cela. Voilà, ça c'est de la solidarité !

En tout cas, le PUD compte sur des médias puissants à l'américaine payés par l'administration Bush pour faire le boulot le 7 février. Toutes les télévisions et les radios appartiennent aux partis directement ou indirectement, et tout en étant biaisées, entre les deux camps on peut trouver la vraie boue sur chacun si l'on sait la tamiser. Presque tous les médias électroniques ici appartiennent aux partis ou à leurs intérêts associés. Par conséquent Channel 7, le porte voix du PUD, montre des reportages sur les électeurs faisant la queue devant les bureaux des représentants du PUP pour leur argent du vote. Bizarrement, ils ne montrent pas l'explosion à travers le pays de l'aménagement des routes, des télévisions gratuites, des titres de propriété et même de quelques camions qui sont distribués. En toute vraisemblance, s'ils montraient les réfrigérateurs gratuits, la queue au PUP s'étirerait d'ici à la frontière mexicaine.

22. Dans le texte : taverns are cool spots here.

23. La bière locale.

Les reportages sur les queues pour la corruption des votes clignotent sur l'écran de télévision du Coin frais chez Kibby (les bistrots sont des coins frais par ici22) où je suis en train de siroter de la Beliken23 brune avec un petit groupe de vieux Garífunas et quelques métis de Créoles et de Mayas — tous béliziens. Il est sacrément sûr que certains payent les boissons avec l'argent du vote, étant donné qu'ils l'ont dit. Pourtant ils sont scandalisés par les queues pour la corruption des votes montrées à l'écran. La présentatrice de la télévision bélizienne semble pieusement préoccupée tandis qu'elle lit son texte. Maintenant, appelez cela un préjugé culturel si vous voulez, mais j'ai du mal à prendre au sérieux les femmes noires avec une coupe de cheveux blonds décolorés, brillants et défrisés, coiffées comme Katie Couric et portant des talons sur ces terres de palmiers nains mous couverts de sable. Mais cela semble marcher pour les Béliziens. En tout cas, les buveurs sont indignés par la nouvelle d'une corruption du vote aussi répandue. Est-ce que je rate quelque chose là ?

Heu ? Vous vendez votre vote, n'est-ce pas ?, je demande.

Ouais.

Alors pourquoi est-ce si mal qu'ils le fassent ?

Ils rient d'un air entendu.

Alors, allez-vous voter pour le PUP ?

Ouais.

Pourquoi ?

Pa'ce qu'ils ont payé l'a'gent pou' mon vote.

24. Dans le texte : In wi hans de fuchah.

Ainsi s'en est suivi une discussion absolument sérieuse au sujet de ce que le vote est une obligation patriotique pour chacun, pour le bien de la nation et de notre village. En nout min lavni'.24 Quelque chose comme ça. La syntaxe caribéenne et créole me vient difficilement. Ces gens savent-ils quelque chose que je ne sais pas ? Se préoccupent-ils de savoir quoi que ce soit, au moins de la façon dont je pense savoir des choses ? Évidemment pas.

Au delà de la porte ouverte de Chez Kibby, se profilant dans l'éblouissante lumière subtropicale, trois filles garífunas ondoient, grandes et semblables à des grues, un mirage de foulards et de parasols brillants, toutes en cou et en coudes à la Giacometti, apparemment sans pieds. Elles opinent et ondulent, comme en suspension au dessus des tâches d'un profond noir-cramoisi qui sont leurs ombres de l'après-midi. La plus vieille ne doit pas avoir plus de dix-huit ans, et déjà elles sont aussi insondablement africaines que le continent-mère lui-même.

De Malcolm X à Mastercard

En me remémorant mes visites précédentes au Bélize, je pense pouvoir affirmer qu'il y a eu un temps ici où le vote de l'homme commun influait directement sur la politique nationale, pour ce qu'il y en avait, et dirigeait les finances de la nation, pour le peu qu'il y en avait. Peut-être en Amérique aussi. Presque personne ne croit cela aujourd'hui. Pas à Bélize ou en Amérique. Oh, bien sûr, du progrès national a été fait ici, les routes se sont plus ou moins améliorées, les gens sont en meilleure santé, il y a plus de boulots. Les gens nagent dans des symboles d'aisance contrefaits, de la camelote de fabrication chinoise, des machines à laver en plastique qui tombent en morceaux après une paire de mois, des téléphones portables merdiques qui marchent plus ou moins. En fait, pour la plupart des citoyens béliziens, tout est plus ou moins. Il y a plus ou moins une classe moyenne émergente, basée principalement sur la pacotille chinoise et des prêts immobiliers plus ou moins usuraires. Mais la majorité des citoyens est plus pauvre aujourd'hui en terme de qualité réelle de vie. La plus grande partie des logements, particulièrement à Bélize, consiste en structures pourrissantes de l'époque de l'esclavage britannique. Les cartes de crédits, vantées nuit et jour par les médias, font perdre aux gens les terres gratuites qui leur sont données en tant que citoyens du Bélize — particulièrement si elles ont un front de plage. Les gamins s'abêtissent, les bureaux de crédit sur salaire poussent partout, et même avec l'essence à trois dollars le litre, davantage de gens conduisent. Nous sommes tous américains maintenant.

25. Barack Hussein Obama junior est un jeune et populaire sénateur démocrate et le principal concurrent de Hillary Clinton pour l'investiture de leur parti aux présidentielles de 2008.

Au Bélize ou aux États-Unis, l'activité de la politique locale et régionale est de changer les vierges en putes. L'activité de la politique nationale est de polir les putes pour les faire ressembler à des vierges. Bien sûr certaines putes sont plus gentilles que d'autres, mais dans le poker de fond de tripot à gros enjeux du pouvoir politique, on ne parvient pas à jouer en étant gentil. On arrive à la table avec beaucoup de blé, une bonne imposture et un couteau planqué dans la botte. Et même si on gagne, les vrais gros poissons qui mènent le jeu possèdent encore le pays où l'on joue. Au Bélize ce sont les gouvernements de l'ombre tels que l'investissement immobilier, le tourisme et le trafic de drogue. Aux États-Unis ce sont les sociétés financières, l'industrie pharmaceutique, les industries guerrières, les compagnies d'énergie, etc., qui n'ont même pas à rester dans l'ombre ; elles dirigent le tripot ouvertement et si ça ne vous plaît pas et que vous refusez de payer les taxes pour les soutenir, et bien elles font aussi des affaires dans les prisons privées, mon pote ! Donc, bien qu'un gars comme Obama25, qui ne touche vraisemblablement pas le blé de campagne affairiste, puisse gagner, vous ne l'entendrez jamais appeler au démantèlement complet des grandes sociétés rapaces de la santé ou des finances, ou des grandes sociétés de médias qui possèdent notre propre conscience et la conscience de notre nation et du monde, et desquelles il dépend finalement pour obtenir au moins l'accès au public. En Amérique chaque joueur tient un plus petit joueur par les couilles sous la table. Au Bélize ils partagent juste le pognon sans même donner les cartes.

En Amérique, il y a de quoi manger
On ne court plus la jungle à s'écorcher les pieds
— Randy Newman, Mettre les voiles

26. Le Nembutal est un sédatif de la famille des barbituriques.

27. Monica Samille Lewinski a donné son nom à l'affaire intensément politique des frasques sexuelles de l'ex-président Bill Clinton, époux de l'actuelle candidate aux primaires Hillary Clinton. La robe bleue portant une tâche de sperme était l'une des pièces à convictions.

28. American Idol est une émission de télé-crochet drainant une large audience.

29. Dans le texte : American Housewives. Joe Bageant voulait probablement écrire : Desperate Housewives, une série télévisée diffusée en France sous ce titre (traduit au Québec par Beautés désespérées).

30. Un surnom de l'actuel président des États-Unis, George Walker Bush.

31. Katrina est un ouragan survenu en août 2005, accompagné d'inondations qui ont dévasté principalement le Mississippi, l'Alabama et la Louisiane.

32. Federal Emergency Management Agency.

Les Béliziens adorent Obama, surtout parce qu'il est noir, ou quelque peu foncé. Quand je leur rappelle que presque tous leurs politiciens sont noirs, ils ne sont pas impressionnés. Les Béliziens pauvres suivent la course présidentielle américaine plus comme un divertissement qu'autre chose. Et aussi longtemps qu'Obama peut acheter des publicités télévisées et débiter des platitudes de carte de vœux qui sonnent plus ou moins juste, il a une valeur divertissante, émotionnelle et dramatique ici, ainsi que pour les patates de canapé libérales là-haut, dans la république du Nembutal26. Quant à Hillary, elle n'est pas divertissante. (Une femme du'e et aig'e, s'accordent à dire les buveurs de Chez Kibby, comme l'o'ange ve'te.) Franchement, j'aimerais voir Clinton porter la robe bleue de Lewinsky27 à L'Idole américaine28 et chanter Un homme n'est rien qu'un homme en guise de publicité de campagne, ou peut-être lancer la réplique de Lady Macbeth Va-t'en, maudite tache ! dans un épisode de Américaines au foyer29. Mais je suppose que c'est trop demander, même pour la rance exhibition de monstres de la politique américaine.

Comme ironisait Lady Macbeth : L'enfer est un endroit morne. La politique l'est encore plus. La capacité de n'importe quel président à faire de grands changements progressistes est devenue nulle aux États-Unis, et peut-être ici aussi, bien que sa capacité à foirer les choses demeure sans limite — à savoir, Sparky le chimpanzé30. Si tout le congrès américain ne peut pas effectuer de changements parce qu'ils sont tous des hommes achetés, aucun candidat sirotant de la soupe de maïs sur le trajet de la campagne dans l'Iowa ne le pourra. Et de plus, l'Amérique est raide fauchée et a mis ses yeux au clou. Même les petits changements coûtent un gros tas d'argent dans ce pays parce qu'il doit y avoir un gros profit dedans pour les grosses sociétés ou du gros pognon à déverser dans l'œsophage de la grosse bureaucratie gouvernementale. Par exemple, l'un de mes lecteurs victime de Katrina31, qui se trouve être analyste de coût, me dit qu'il en coûte trente-huit mille dollars au gouvernement américain pour ne PAS mettre sa famille dans l'un de ces logements mobiles d'urgence de l'Agence fédérale des situations d'urgence32, dont des centaines attendent encore dans des zones de stockage, inoccupés. Il a déménagé au Panama et jure que la qualité de la vie ici est bien moins chère et grandement meilleure, et que malgré l'inefficacité et le système D, elle est bien plus supportable. Ce qui est plutôt la manière dont je ressens ce pays.

33. Dennis John Kucinich est un démocrate atypique, fort peu soutenu lors des primaires de 2004 et de 2008. Ses propositions incluent l'assurance santé universelle, la préservation et l'amélioration du système de retraite publique, l'entrée des États-Unis dans le protocole de Kyōto, l'orientation vers des énergies renouvelables et non-polluantes, le retrait des troupes américaines en Irak et la création d'un ministère de la Paix.

J'sais pas. Quand viendra novembre 2008, en supposant que je trouve le courage, j'irai voter. Mes choix ne sont même pas aussi bons qu'à Bélize, où les candidats sont des gens de chair et de sang, pas des illusions holographiques dans les médias. En novembre je pourrai voter pour le candidat fabriqué de mon choix fabriqué, voter démocrate comme ils votent PUP, sur la base qu'au moins une partie de la rapine nationale atterrira sur les genoux des pauvres, après qu'elle soit passée par les entrailles du gaspillage bureaucratique, l'escroquerie des contractants gouvernementaux et la privatisation. Je pourrai voter pour un non-inscrit selon ma conscience comme je l'ai traditionnellement fait, ce qui voudrait nécessairement dire Kucinich33. Cela en supposant que je ne sois pas rayé des listes électorales par des tactiques frauduleuses de filtrage des électeurs (peu probable, puisque je suis blanc et que vraisemblablement peu de criminels s'appellent Bageant). J'appuierai sur une machine à écran tactile invérifiable parce qu'aucun recomptage n'est possible. Et mon vote sera réduit légalement à un ensemble de chiffres qui deviendront instantanément la propriété intellectuelle confidentielle de Diebold.

34. Ronald Ernest Paul, John Sidney McCain III et Michael Dale Huckabee sont trois membres du Parti Républicain en lice pour l'investiture de leur parti au moment ou Joe Bageant écrit ces lignes.

Ni un Ron Paul, ni un McCain, ni un Huckabee34, ni un Obama, ni qui que ce soit d'autre ne va souffler dans la trompette et faire s'effondrer les murs de Jéricho de l'État surveillant et du goulag affairiste. Ils tomberont comme tombent toujours les murailles des empires, quand la pourriture intérieure devient trop grande, s'étire trop et va son cours. Jusque là, si un seul candidat juste peut parvenir à s'approcher suffisamment à travers le mensonge pour jeter un cocktail Molotov contre les murs du pouvoir, j'allumerai la bon Dieu de mèche. Peut-être que c'est la chaleur subtropicale. Peut-être que c'est l'éloignement de la mêlée. Mais là, maintenant, s'agissant de voter, je prendrais cinq cent pour mon vote et je retournerais au Coin frais chez Kibby •