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Couverture de Absolument positif — Essais sur l'effondrement de la civilisation industrielle, de Dmitry Orlov

Si vous maîtrisez l'anglais américain...

Lisez le texte original : Fragility and Collapse: Slowly at first, then all at once.

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Dmitry Orlov est né à Leningrad et a immigré aux États-Unis à l'âge de douze ans. Il a été témoin de l'effondrement soviétique lors de plusieurs visites prolongées sur sa terre natale russe entre la fin des années 1980 et le milieu des années 1990. Il est ingénieur et a contribué à des champs aussi variés que la physique des hautes énergies et la sécurité informatique. Il est aussi un théoricien majeur du pic pétrolier dont les travaux ont été publiés sur des sites tels que Life After the Oil Crash et Power Switch •

Ce bastion du socialisme américain

Par Dmitry Orlov
10 janvier 2009

Durant les quelques derniers mois, le caquetage américain dominant a connu un pic soudain dans l'utilisation gratuite du terme socialiste. Il a été provoqué par les tentatives du gouvernement fédéral de ressusciter des institutions financières insolvables. Ces tentatives incluaient des offres de garanties pour leurs clients, l'injection de grandes sommes d'argent public emprunté, et leur accorder l'accès à un crédit presque gratuit qui était magiquement évoqué ex nihilo par la Réserve fédérale. Pour certains observateurs, il semblait que ces tentatives étaient une nationalisation d'urgence du secteur financier en cours, les amenant à crier au socialisme !. Leurs cris n'étaient pas aussi stridents qu'on s'y serait attendu, privés du dédain habituel qui accompagne normalement l'usage de ce terme. Plutôt, ils étaient proférés avec un sourire las, parce que les commentateurs ne pouvaient rien trouver de mieux à dire — rien qui donnerait effectivement un sens à la situation.

1. Une allusion à la loi fédérale No Child Left Behind (aucun enfant laissé derrière) visant à restreindre les subventions de l'enseignement primaire et secondaire par l'artifice rhétorique de l'évaluation des résultats.

2. Henry Merritt Paulson junior était le Secrétaire au Trésor des États-Unis et l'orchestrateur du plan de sauvetage élaboré par l'administration Bush durant la crise financière de 2008.

3. Ben Shalom Bernanke est le président de la Réserve fédérale des États-Unis (la banque centrale américaine) au moment de l'écriture de ce texte.

Pas un seul commentaire sur cette affaire n'a pu être entendu des nombreux partis socialistes autour du monde, qu'ils soient dans l'opposition ou au gouvernement, qui avaient correctement supposé que cela n'avait rien à voir avec leur discipline politique, parce qu'aux États-Unis socialisme est communément utilisé comme un terme péjoratif, avec une ignorance volontaire et une imprécision stupéfiante, pour écarter stupidement un certain nombre d'idées alternatives sur la façon dont la société pourrait être organisée. Ce que cette nouvelle utilisation moderne du terme perd en venin, elle le gagne largement en impropriété, car il n'y a rien de plus éloigné du socialisme que la stratégie de sauvetage aucun banquier laissé derrière1 de Henry Paulson2, ou l'affaire du dollar pour un acheté, un gratuit de Ben Bernanke3 (offerte seulement aux amis bien connectés), ou à n'importe laquelle des autres mesures, tentées ou envisagées, pour ralentir l'effondrement de l'économie américaine.

Une nationalisation du secteur privé peut en effet être appelée socialiste, mais seulement quand elle est accomplie par un gouvernement socialiste. En l'absence de cet ingrédient clef, une parfaite fusion du gouvernement et du monde des affaires est, en fait, la règle d'or du fascisme. Mais personne ne crie au fascisme ! devant ce qui est en train de se produire aux États-Unis. Non seulement cela semblerait ridiculement théâtral, mais l'ennui est qu'ici, aux États-Unis, nous aimons traditionnellement les fascistes. Nous aimions assez bien Mussolini, jusqu'à ce qu'il s'allie avec Hitler, que nous avons fini par détester seulement après qu'il a commencé a entraver le commerce transatlantique. Nous aimions bien l'Espagne de Franco aussi. Nous aimions le Chili de Pinochet après avoir trempé dans l'élimination d'Allende, son prédécesseur socialiste (le 11 septembre 1973 ; à la même date, quelques années plus tard, j'ai été brièvement saisi par l'idée bizarre que les Chiliens avaient finalement mis leur vengeance à exécution). En général, un généralissime fasciste ou un président à vie favorable aux affaires, sans lien avec Hitler, est quelqu'un avec qui nous pouvons presque toujours nous entendre. Tant pis pour l'honnêteté politique.

4. Douglas Noel Adams est l'auteur du célèbre, loufoque et très britannique Guide du voyageur galactique (The Hitchhiker's Guide to the Galaxy).

5. Alissa Zinovievna Rosenbaum — Ayn Rand de son nom de plume — fut une romancière américaine à l'origine de l'objectivisme, un système philosophique visant à élever l'égoïsme au rang de valeur morale suprême.

6. L'Apocalypse de Jean, le dernier livre de la Bible (dans le texte : The Book of Revelation).

En pratique, échouer dans le capitalisme ne vous rend pas automatiquement socialiste, pas plus qu'échouer dans le mariage ne vous rend automatiquement homosexuel. Même si la détresse vous rend libidineux pour n'importe quoi qui ait le sang chaud et ne morde pas, le style de vie joyeusement homosexuel n'est pas forcément à portée de main. Il y a les questions du soin de sa personne, et les manières, et la décoration intérieure à considérer, et cela demande du travail, comme n'importe quoi d'autre. En parlant de travail, construire le socialisme demande certainement beaucoup de travail, dont une grande partie tend à être gratuite et bénévole, et donc la détresse contribue certainement à inspirer l'effort, mais elle ne peut être le seul ingrédient. Cela demande aussi de l'intelligence car, comme l'a finement observé Douglas Adams4 : les gens sont un problème. En temps et en heure, ils apprendront à contrecarrer n'importe quel système, aussi bien conçu soit-il, qu'il soit capitaliste, socialiste, anarchiste, randien5, ou basé sur une interprétation strictement littérale de l'Apocalypse6. Ici cependant, une distinction peut être faite : les systèmes qui tentent de bien faire semblent bien plus corruptibles que ceux qui n'ont pas de telles prétentions. Par conséquent, un système socialiste, inspiré par les plus nobles impulsions à assister son prochain, développe rapidement les inégalités sociales qu'il était conçu pour éradiquer, engendrant du cynisme, tandis qu'un système capitaliste, inspiré par l'impulsion de se servir soi-même à travers l'avidité et la peur, commence dans la position du parfait cynisme, et se trouve par conséquent immunisé contre de tels effets, le rendant plus robuste, aussi longtemps qu'il ne se trouve pas limité en ressources. Cela semble un système supérieur si votre but est de faire intensément brûler la planète, mais quand le carburant commence à s'épuiser, il est rapidement mis en pièce par les impulsions mêmes qui motivaient son précédent succès : l'avidité devient accaparement, drainant le sang vital de l'économie, tandis que la peur fait rechercher au capital des havres sûrs, immobilisant les roues du commerce. On pourrait dire qu'un système capitaliste intelligemment conçu et bien régulé pourrait être fait pour éviter de telles embûches et persévérer face aux contraintes de ressources, mais les États-Unis semblent risiblement loin d'atteindre ce but.

En prenant l'intelligence comme exemple, si en avoir davantage est une bonne chose, alors un peu de socialisme aurait pu beaucoup aider. Commençons par observer que l'intelligence, et la possibilité de bénéficier d'une éducation supérieure, se produisent plus ou moins aléatoirement dans une population humaine. La variation environnementale et génétique est telle qu'il n'est même pas concevable d'élever des gens pour obtenir de hautes facultés intellectuelles, bien que, comme l'examen de n'importe quelle lignée aristocratique vous l'apprendra, il soit très certainement possible d'élever des imbéciles à sang bleu. Par conséquent, offrir l'éducation supérieure à ceux dont les parents peuvent la payer est une façon de dilapider les ressources sur un grand nombre de nigauds choyés tout en refusant l'éducation aux esprits de la classe laborieuse qui pourraient réellement l'absorber et en bénéficier. Un exemple concret : pourquoi exactement était-ce une bonne idée d'envoyer George W. Bush à Yale, puis à l'école de commerce de Harvard ? Un gaspillage délibéré de ressources, ne pensez-vous pas ? À ce point, je doute de déclencher une querelle, même avec ses propres parents. Peut-être que rétrospectivement ils auraient été plus heureux de laisser quelqu'un de plus qualifié décider si le jeune George devait grandir pour envoyer avec incompétence des hommes à la guerre ou pour polir avec compétence des enjoliveurs au coin de la rue.

7. La Loi de réinsertion des militaires (Servicemen's Readjustment Act), votée en 1944, offrait aux soldats démobilisés le financement de leurs études et diverses formes d'aides financières facilitant le retour à la vie civile.

De nombreux pays, dès qu'ils atteignent un certain niveau d'intelligence collective, ou dès qu'ils se trouvent dotés d'un dictateur suffisamment intelligent et bienveillant, ont suivi un raisonnement similaire et organisé un système d'éducation publique qui distribuait les opportunités éducatives en se basant sur la capacité d'apprendre, non sur la capacité de payer. Dans les pays où de telles réformes ont réussi, la société a bénéficié d'une allocation des ressources bien plus efficaces, est devenue plus égalitaire, mieux instruite, et plus stable et prospère. Les États-Unis sont l'un de ces pays, où, suivant la Seconde Guerre mondiale, le GI Bill7 à beaucoup fait pour atténuer la stratification sociale oppressive de la société américaine durant la Grande Dépression, en lui donnant un second souffle. Dans un pays politiquement honnête, cette réussite aurait été fourguée comme une grande victoire socialiste. Ici, au lieu de construire sur ce succès, on l'a laissé refluer, jusqu'à ce que maintenant de moins en moins de candidats qualifiés puissent supporter le coût élevé de l'éducation supérieure, et même ceux-là doivent renoncer à l'éducation à proprement parler en faveur d'une formation professionnelle, afin d'être en position de rembourser les emprunts étudiants.

8. En anglais : New Deal, une politique interventionniste mise en place par le président Franklin Delano Roosevelt entre 1933 et 1938 pour faire face à la Grande Dépression. Dans le texte : New Society, peut-être un mélange entre New Deal et Great Society, une politique quelque peu similaire menée par le président Lyndon Baines Johnson durant les années 1960.

9. Si en France l'expression sécurité sociale se confond avec la Sécurité sociale au point d'être circonscrite aux questions d'assurance santé, elle a conservé dans le monde anglophone son sens général, c'est à dire qu'en plus de l'assurance santé elle englobe les questions d'assurance vieillesse et d'assurance emploi. En ce qui concerne la Social Security Administration américaine, c'est un organisme fédéral dont l'objet est le versement des pensions de retraite, de veuvage et de handicap. Elle participe aux programmes d'assurance santé en tant qu'interface avec les assurés, bien que ces programmes ne ressortent pas de sa responsabilité.

10. Medicare (que l'on pourrait traduire par Médisoins) est un programme d'assurance santé minimale destiné principalement aux personnes de plus de soixante-cinq ans.

11. Les Américains ont une perception du centre-ville et de la banlieue à l'inverse de celle des Français : la banlieue (suburb) est l'habitat des classes moyennes, tandis que le centre-ville (inner city), hormis les quartiers d'affaire, est celui des pauvres.

D'autres victoires socialistes traditionnelles incluent la garantie du droit au logement, à des crèches, aux soins de santé, et à la retraite. Dans le contexte de la politique publique américaine, beaucoup de gens désigneront les acquis de la classe moyenne de la Nouvelle donne8 de Roosevelt comme des exemples de telles victoires, la sécurité sociale9 et Medicare10 étant les plus grandes. Tandis qu'ils les désignent, ils devraient aussi en rire. Quelle pitoyable excuse pour le logement social sont ces projets dans lesquels de nombreux pauvres sont forcés de vivre ? Les écoles publiques des centre-villes11 sont-elles de l'éducation, ou sont-elles, comme de nombreux enseignants qui y travaillent en conviendraient, des prisons pour jeunes ? Les soins médicaux gratuits sont-ils une si grande réussite si vous devez survivre jusqu'à l'âge de la retraite, en esclave salarié ou sans accès aux soins, afin d'y avoir droit ? Pour comble d'insulte, il y a un approvisionnement illimité de pontifes et d'experts, qui obtiennent toujours du temps d'antenne libre pour prétendre que même ces faibles tentatives de société équitable sont fiscalement insoutenables et doivent donc être entravées. Cuba, pauvre et sous embargo, peut se permettre d'offrir de tels luxes, mais les États-Unis sont trop pauvres pour faire de même ? Excusez-moi pendant que je tente de joindre les sourcils en un froncement incrédule tout en tordant simultanément les lèvres en un rictus dédaigneux ! Y aurait-il peut-être une autre raison ? Se pourrait-il que le manque de politiques éducatives socialistes ait permis à notre intelligence collective de tomber à un niveau où l'ampoule luit trop faiblement pour que nous voyons ce que l'on est en train de nous faire ? Non, ce ne sont pas des victoires, et elles ne sont certainement pas socialistes.

Vous pensez peut-être que l'on pourrait plaider que tout cela n'est pas pertinent, parce que le revers d'une défaite socialiste est une victoire capitaliste. Vous pourriez penser que tout ce discours sur les droits sociaux entraîne l'érosion du respect pour l'argent et la propriété, suivi d'autres sortes de déclin moral. Vous pourriez penser que c'est la libre entreprise désentravée qui a fait de la majorité de la société américaine ce lieu économiquement stratifié, de mobilité descendante et d'insécurité économique, juste comme elle doit être. Hélas, cet argument n'est plus plausible : le revers d'une défaite socialiste est une défaite capitaliste. Quelles que soient vos convictions politiques, il n'y a simplement aucune façon de faire prospérer une population économiquement précaire, mal éduquée et maltraitée, et cela plante le décor d'une très mauvaise performance économique. Tandis que l'économie s'effondre et que les pertes économiques augmentent, l'instabilité sociale et politique devient inévitable.

Par chance, le cas inverse n'est pas inévitable : une défaite capitaliste ne signifie pas automatiquement une défaite socialiste. Alors qu'une économie qui a perdu sa capacité de croître signale le commencement d'une maladie terminale pour n'importe quel système capitaliste, les institutions socialistes peuvent opérer à perte presque indéfiniment, délivrant des résultats de pire en pire, mais en les distribuants équitablement, si bien que personne n'a davantage de raisons de se plaindre ou de se rebeller que n'importe qui d'autre. À une époque où les ressources s'amenuisent — quelles soient minérales, écologiques ou financières — un système socialiste a une meilleure chance de tenir qu'un système capitaliste.

12. Deux magnats de l'informatique et deux nababs de la finance, tous quatre figurant dans le peloton de tête des plus grosses fortunes mondiales.

13. Dans le texte : Don't worry everyone, I am buying.

Pour éclaircir davantage ce point délicat, considérons deux environnements différents : le paquebot de croisière et le radeau de survie. À bord du paquebot nous trouvons Bill Gates, Larry Ellison, George Soros et Warren Buffet12, ainsi que leurs sbires assortis, leurs compagnons de voyage et leurs moutons capitalistes. Tandis qu'ils sont à bord du paquebot, nos notabilités tentent de se surpasser en dépenses excentriques, et tous se réjouissent dans leur orgie de consommation ostentatoire. Mais maintenant le paquebot heurte un iceberg et commence à sombrer, et les quatre phares du capitalisme se réfugient dans le radeau de survie, ainsi que les passagers et l'équipage. En sautant à bord, Warren Buffet tombe par dessus bord et coule comme une pierre à cause de tous les lingots d'or cousus dans sa ceinture, laissant trois notabilités se disputer les maigres réserves de biscuits et d'eau fraîche. Ils font une enchère et Gates gagne tous les biscuits. Mais avant qu'il réussisse à dévorer un seul biscuit, il se trouve contraint — dans des circonstances troubles et tumultueuses — d'avaler une grande quantité d'eau de mer, ce qui le conduit à des hallucinations, à une déficience rénale, et à la mort. Larry Ellison annonce alors qu'il vient juste de se mettre au régime, tandis que George Soros jette des regards confus tout autour et dit : Ne vous inquiétez pas, je saisis13. Le capitaine du paquebot naufragé affirme alors son autorité, et, avec le consentement sonore de tous, confisque tout l'argent et toutes les provisions, et institue des rations de biscuits et d'eau. Par chance, c'est la saison de la mousson, et la pluie abondante permet à chacun de boire son content en prenant de l'eau dans son chapeau, mais les biscuits s'épuisent bientôt, et il devient nécessaire de manger quelqu'un. On tire au sort, et Ellison tire la courte paille. Avant qu'il ait fini d'expliquer de combien de millions il est prêt à se passer si l'on épargne sa vie, un membre de l'équipage lui plonge une gaffe dans l'orbite oculaire et il est promptement mangé. Par une étrange et suspecte coïncidence, Soros est mangé ensuite. Mais alors, après un mois de dérive, les naufragés sont finalement secourus par un cargo de passage. Aucune charge n'est retenue contre eux, parce que les actes de meurtre et de cannibalisme ont été considérés comme nécessaire à la survie, et ont été exécutés équitablement, par le tirage au sort, conformément à l'antique coutume de mer. Si leur secours avait été retardé, ils auraient pu se manger les uns les autres jusqu'au dernier vieux marin, qui serait alors mort de faim, tout cela clair, net et dans les règles.

Mais comment — pourriez vous raisonnablement vouloir objecter — le paquebot États-Unis en perdition pourrait-il concevablement effectuer une transition d'un système hautement capitalisé, hautement endetté, d'entreprises privées à but lucratif vers un modèle de radeau de survie d'esprit plus socialiste ? Quelles institutions peuvent aider à faire la transition ? Faudrait-il raser l'ensemble et rebâtir à partir du sol ? Voilà de très sérieuses questions en effet.

14. Abou Ghraib est une prison irakienne dans laquelle des soldats américains ont pratiqué la torture sur leurs prisonniers.

15. Henry Louis Mencken fut un journaliste, un écrivain et un satiriste de la première moitié du XXe siècle. En 1920, il écrivait avec prémonition : Plus grande est la population, plus dure est l'épreuve. Dans des petites localités, devant un petit électorat, un homme de premier rang peut occasionnellement percer, convaincant la population par la force de sa personnalité. Mais quand le terrain est national, que la bataille doit être menée principalement par des moyens indirects, et que la force de la personnalité ne peut se faire sentir si facilement, alors toutes les chances sont du côté de l'homme qui est, intrinsèquement, le plus retors et médiocre — l'homme qui peut avec le plus d'aisance diffuser l'idée que son esprit est virtuellement vide.
La présidence tend, année après année, à revenir à de tels hommes. À mesure que la démocratie se perfectionne, le mandat représente, de plus en plus fidèlement, l'âme intime du peuple. Nous allons vers un noble idéal. Un jour grand et glorieux les gens ordinaires du pays atteindrons enfin leur profond désir, et la Maison Blanche s'ornera d'un parfait crétin.

16. Ce que l'on appelle couramment le prix Nobel d'économie est en fait le prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d'Alfred Nobel, créé en 1968 avec l'accord de la Fondation Nobel.

En ce moment, un très grand nombre de gens sont emplis de l'espoir que l'administration Obama entrante va apporter un changement grandement nécessaire. Malheureusement, M. Obama hérite d'une fonction fort ternie par son prédécesseur, dont les tentatives de conforter son legs ont inclus un voyage clandestin à Bagdad où, lorsqu'il a tenté de parler de victoire, quelqu'un lui a jeté des chaussures et l'a traité de chien puant, tout cela sur les télévisions internationales. La présidence américaine est maintenant une attraction de carnaval : Approchez, Messieurs-dames, et jetez vos chaussures à M. le président, pour avoir une chance de gagner un séjour tous frais payés dans notre suite luxueuse d'Abou Ghraib14 ! Hélas, Obama hérite d'un manteau impérial qui a été piétiné dans la boue. À cause d'une bizarrerie du caractère national, la plupart des Américains ont des difficultés à comprendre que l'honneur est une chose que l'on perd exactement une fois. (Comme H. L. Mencken15 le remarquait, en Amérique l'honneur est utilisé seulement en référence aux membres du Congrès et à l'intégrité physique des femmes.) Cette bizarrerie n'est peut-être pas signifiante en politique intérieure, mais les États-Unis dépendent crucialement du reste du monde pour toute sorte de soutien. Il y a des pays, particulièrement dans les régions musulmanes du monde, où l'honneur est de la plus grande importance, et faire de la plus haute fonction du pays le dindon de la farce n'est pas propice à s'assurer leur soutien.

Ensuite il y a les difficultés additionnelles de l'expertise médiocre et du manque d'autorité. Pour obtenir du soutien pour ses plans, M. Obama doit se baser sur l'expertise consensuelle des économistes Américains majoritaires. Ces astrologues pour riches, avec les astrolabes sophistiquées qu'ils appellent modèles, peuvent être populaires durant les périodes d'abondance, malgré les faibles capacités prédictives de leur science, mais ils commencent à sembler bêtes et irresponsables une fois que l'économie commence à imploser. Pourtant, ces pseudo-scientifiques, avec leurs pseudo-prix-Nobel16 et leurs chaires universitaires, sont bien installés, et seront difficiles à écarter, car la fiction qu'ils tissent est tellement plus joyeuse que la réalité physique qu'elle est conçue pour obscurcir.

Ajoutons à cela le fait que les leviers de contrôle économiques et financiers qui sont disponible pour M. Obama ne sont plus connectés à quoi que ce soit de réel. Les plans de stimulation économique de M. Obama peuvent réussir à remplir nos poches d'argent fraîchement imprimé, mais cet argent s'avérera promptement valoir son poids en petit bois dès que les gens essaieront de le dépenser, parce qu'il n'y a plus de confiance ou de crédit pour le soutenir, et plus d'économie en croissance pour l'y investir. Si ces initiatives d'impression de monnaie devaient réussir à stimuler un quart ou la moitié de la croissance anémique habituelle, l'économie retomberait dans le même ensemble de contraintes de ressources, causerait le prochain pic du prix des biens de consommation, un autre tour de destruction de la demande, et l'effondrement économique reprendrait sa marche.

Ce qui est nécessaire, bien sûr, c'est un effort concerté pour construire une économie nouvelle, considérablement différente, non de dilapider les ressources subsistantes en tentatives de ressusciter l'économie actuelle, moribonde. Mais les politiciens ne sont jamais prêts à démanteler le système qui les a porté au pouvoir, et, comme Gorbatchev avant lui, Obama fera tout ce qu'il peut pour redémarrer l'économie actuelle au lieu de la laisser s'éteindre et de se concentrer sur l'ensemencement des graines d'une nouvelle économie. Si l'autorité présidentielle ne fait probablement pas l'affaire, que dire alors du Congrès ? Même en supposant que ses membres puissent trahir leurs amis lobbyistes, qui écrivent une grande partie de la législation votée sans même qu'elle soit lue, ainsi que leur base de partisans aisés, que pourraient-ils faire ? Ce qu'ils font est légiférer. Peut-être quelqu'un veut-il arguer qu'il y a une pénurie critique de documents légaux aux États-Unis, et trop peu d'avocats pour les interpréter créativement ? Non, s'il y a quoi que ce soit qu'on ait toujours en quantité suffisante, c'est le juridisme tortueux, les sous-fifres qui triment dessus, et les divers tribunaux, bureaux et prisons dans lesquels ils triment. Quand il s'agit d'effondrement économique et de désintégration sociale, un vieux et vénérable codex légal n'est pas plus utile qu'un vieux et vénérable annuaire téléphonique. Ce dont on a généralement besoin, pour préserver la vie et l'ordre, c'est de contrôler et de redistribuer les ressources, et de forcer les gens à faire ce qui doit être fait, au diable les subtilités légales. On n'a pas le temps de rester là à attendre pendant que des essaims d'avocats exercent leurs juridiques bajoues. Cela demande des hommes et des femmes d'action, pas un corps délibératif accoutumé à contrôler les cordons de la bourse qu'il a finalement réussi à vider. La troisième et dernière branche du gouvernement américain — la magistrature — ne semble pas capable de la sorte d'activisme judiciaire que la situation réclame, et il est entièrement improbable qu'elle essaye de s'aventurer trop loin devant la trajectoire législative. Tant pis pour le civisme.

16. Dans le texte : that elusive American dream of having a country, rather than a country club.

Que reste-t'il alors de ce rêve américain insaisissable d'avoir un pays, plutôt qu'un club privé16, qui offre quelque chose à chacun et pas seulement à ses membres les plus privilégiés, alors même que la situation devient progressivement plus désespérée ? Et bien, il n'y a qu'une telle institution, mais elle est énorme. J'ai choisi de l'appeler, avec toute l'emphase nécessaire, le Bastion du socialisme américain. Non seulement c'est une énorme institution en Amérique — en fait, c'est la plus grande — mais elle est probablement la plus puissante institution de la planète entière, au moins par ses capacités destructives, du moins pour l'instant. C'est l'armée américaine. Puisque c'est indéniablement une sorte de bastion, je me consacrerai à expliquer pourquoi je pense que c'est une institution socialiste.

17. L'agent orange est un herbicide toxique utilisé abondamment par l'armée américaine lors de la guerre du Viêt Nam.

18. L'uranium est un métal radioactif (même appauvri) utilisé dans certaines munitions militaires pour sa densité élevée.

19. Le syndrome de la guerre du Golfe est une maladie affectant les militaires déployés en Irak en 1991. Elle se présente sous de nombreux symptômes dont les causes envisagées sont : l'exposition à des gaz innervants, des pesticides et des insecticides, la vaccination contre l'anthrax et l'inhalation de particules d'uranium appauvri.

20. Le trouble de stress post-traumatique (post-traumatic stress disorder) désigne les séquelles psychologiques d'un événement traumatisant. Le terme s'est popularisé après la guerre du Viêt Nam en raison du grand nombre de vétérans souffrant de tels troubles.

21. Dans le texte : the kaffir, the jap and the gook.

Les diverses branches des services de l'armée offrent de nombreux avantages aux hommes et aux femmes engagés, aux officiers et aux vétérans. Cela va de la crèche et du logement familial gratuit aux soins médicaux gratuit, à l'accès à une formation technique et à l'éducation supérieure. Pour de nombreux fils et filles des familles de la classe laborieuse, l'armée offre la seul voie pour quitter la ferme, le quartier pauvre ou le ghetto, et vers une vie plus prospère dans un métier, voire dans une profession intellectuelle. L'armée de l'air fournit même le voyage gratuit illimité et la possibilité de voir le monde. C'est de loin l'institution la plus progressiste que les États-Unis possèdent. Par un amer tour d'ironie, c'est aussi la plus brutale, conçue comme elle est pour le meurtre de masse politiquement autorisé. Parmi les gens âgés de la classe laborieuse, les seuls ou presque qui reçoivent des soins médicaux adéquats sont ceux qui ont accès au système médical de l'administration des vétérans. C'est vrai, ces services sont souvent rationnés, il y a des listes d'attente pour voir les spécialistes, et prouver que l'on a été blessé durant son service implique souvent une épuisante chasse au papier. C'est vrai, certaines maladies populaires, telles que l'exposition à l'agent orange17 et à l'uranium appauvri18, le syndrome de la guerre du Golfe19 et le toujours plus populaire trouble de stress post-traumatique20, sont politisées et judicieusement mal diagnostiquées et ignorées. Mais c'est exactement ce que l'on s'attend généralement à voir dans un système de médecine socialisée.

Je voudrais assurer tout le monde que je ne suis absolument pas une sorte de thuriféraire de l'armée américaine. La tradition militaire américaine est l'héritière de la tradition britannique, et, comme H. L. Mencken le remarquait, les Anglo-Saxons n'ont jamais été connus pour chercher un combat loyal. L'armée britannique a fait son meilleur travail en utilisant des fusils contre des pygmées armés de fruits mûrs, et en utilisant des mitrailleuses pour faucher la cavalerie. Une profusion de termes racistes a été mise en œuvre, pour déshumaniser l'ennemi, rendre de tels massacres acceptables : le bamboula, le jap et le niakoué21. Tous étaient des brutes, à exterminer. Les Américains ont poursuivi cette tradition dans l'âge nucléaire, et utilisé une bombe nucléaire ou deux pour soumettre les Japonais, qui avaient toutes les autres armes modernes de cette époque. Dans l'autre théâtre de cette guerre, sur le front occidental, le prétendu bon combat a été gagné en s'en tenant à l'écart le plus longtemps possible, puis en bombardant lourdement divers régions historiques d'Europe jusque-là pittoresques, de façon à ce que l'entrée dans Berlin coïncide avec l'arrivée des troupes soviétiques, qui avaient beaucoup plus à perdre, et sur lesquelles ont pouvait compter pour faire tout le dur boulot et la plus grande partie du trépassement. Tant pis pour le courage.

Il est pertinent de se demander si l'armée américaine, en dehors de sa politique socialiste pour ceux qui la servent, est le moins du monde utile. Peut-être n'est-elle qu'une colossale et incompétente éponge à argent public qui ruine d'innombrables vies et donne au pays une mauvaise réputation. Dans aucun des conflits récents sauf un (l'invasion de l'île de la Grenade sous Reagan) l'armée américaine n'est sortie en vainqueur. La Corée, le Viêt Nam, les guerres du Golfe I et II, l'Afghanistan, le Liban, la Somalie sont tous des fiascos d'une sorte ou d'une autre. On peut dire que l'armée américaine ne peut gagner, elle peut seulement faire péter des choses. Maintenant, faire péter des choses peut être très amusant, mais cela ne peut être le seul élément d'une stratégie militaire victorieuse. L'élément clef est de gagner la paix et là, l'armée américaine a sans cesse démontré une absolue incompétence, en restant dans l'impasse et en attendant du soutien politique pour être désengagée et les troupes évacuées et renvoyées chez elles. Malgré ses nombreux échecs, l'armée américaine continue résolument de merdoyer. Cette immunité aux effets de l'échec est aussi un trait socialiste : si une société se débrouille mal, le gouvernement lui donne plus d'argent et espère. Ce trait s'étend aux contrats militaires. Par exemple, les missiles Patriot de Raytheon, tels que livrés, abattraient des arbres, des immeubles d'habitation, s'abattraient les uns les autres — tout sauf la cible. On a étouffé cela, et puis Raytheon a obtenu davantage d'argent et on lui a dit de recommencer. Un autre exemple : la plus grande menace contre la marine américaine n'est pas un ennemi, étranger ou domestique, mais l'écran-bleu-de-la-mort de Microsoft, parce que leurs systèmes hautement informatisés tournent sous le notoirement plantouilleur Windows NT. La réaction est de récompenser l'incapacité de Microsoft à écrire du logiciel fiable par davantage de contrats gouvernementaux.

Il est également pertinent de se demander si l'armée américaine, dans sa forme actuelle hautement mécanisée et mobile, a un quelconque avenir dans un monde où les ressources pétrolière sont en train de s'épuiser, la plupart étant contrôlées par des gouvernements étrangers. L'armée américaine est le plus grand consommateur de pétrole au monde, entretenant plus d'un millier de bases militaires sur le sol étranger, et brûlant des quantités prodigieuses de carburant pour les ravitailler, relever les troupes, et maintenir les patrouilles. À mesure que les réserves de carburant s'épuiseront, ces bases devront être abandonnées, et les troupes rapatriées. Heureusement, cette extrême mobilité et la projection globale ne seront ni nécessaires ni désirables une fois que les États-Unis auront trouvé leur nouvelle place dans le monde en tant qu'ancienne superpuissance ratée, tournée vers l'intérieur. Une fois que Hawaii aura été revendiquée par le Japon ou la Chine, et que l'Alaska sera revenue sous contrôle Russe, le reste des États-Unis sera une étendue de terres contiguës que l'on peut traverser à pied. Par conséquent, l'armée américaine pourrait bien avoir un brillant avenir, en tant qu'infanterie équipée d'armes légères, de chevaux, de mules, de bicyclettes et de canoës.

Une armée ainsi réduite ne sera pas capable de projeter des forces jusqu'à la moitié du globe en un instant, mais elle sera capable de se redéployer jusqu'à un pays voisin, ou même un État voisin, d'ici au mois prochain environ, pourvu que la météo coopère. Les modestes services de défense qu'elle sera capable de fournir seront certainement nécessaires : les citoyens des États-Unis, bien plus que ceux des autres pays, ont tout le temps besoin qu'on les défende d'eux-mêmes. Le nombre de conflits sociaux non résolus, de vieilles rancunes et d'injustices attendant d'être vengées, requiert le maintien d'une présence policière constante dans la plupart des zones densément urbanisées — une présence qui s'amenuisera avec les budgets municipaux. Ajoutez à cela le taux d'homicide déjà très élevé, et l'énorme population carcérale — la plus grande du monde — qui sera relâchée en masse une fois que les fonds municipaux et fédéraux nécessaires à son entretien ne pourront plus être alloués à cet effet, et vous avez la recette du meurtre permanent et du chaos. Pour atténuer ces effets, les troupes fédérales peuvent être stratégiquement stationnées dans certaines des zones les plus troublées. Les troupes locales et du même État seraient bien moins efficaces : on sait depuis l'époque romaine que les forces amenées d'une autre province sont bien plus efficaces pour réprimer les troubles que celles tirées de la population locale.

Au delà du maintien de l'ordre et de la prévention d'une effusion de sang inutile, l'armée possède une propriété presque unique parmi les agences gouvernementales : la capacité d'exécuter des ordres arbitraires, non soumis à l'autorité politique, non limités par des descriptifs de poste, et non sujet à questionnement, parce que : un ordre, c'est un ordre ! Donner des ordres est plus rapide et plus facile que légiférer, parce que les lois sont des instruments grossiers, et sont toujours sujettes à interprétation. N'essayez même pas de dire à un avocat : Une loi est une loi ! Taisez-vous ! Cela ne marche tout simplement pas. Pour que les choses soient faites en cas d'urgence, il vaut mieux contourner à la fois les avocats et les tribunaux.

22. Un fermier gentilhomme est une personne aisée dont l'activité agricole n'est guère plus qu'un loisir.

Un ordre utile serait : Faites pousser des patates ! Tandis que le système actuel d'agriculture industrielle tombera à cours des produits chimiques, du carburant et du crédit nécessaire pour financer et faire fonctionner ses opérations à grande échelle, beaucoup plus de mains seront soudainement nécessaires pour actionner les houes, pelles et fourches afin de produire assez de nourriture pour atteindre seulement le minimum des besoins caloriques de la population. Même si je suis sûr que mes amis gentlemen farmers22 feront de leur mieux patriotique pour nous garder tous nourris, mettant en œuvre tout ce qu'ils sont occupés à apprendre sur les méthodes d'agriculture bio, de permaculture, de conservation des sols et d'autres techniques utiles, avoir accès à une force de travail organisée et disciplinée aiderait incommensurablement le processus.

En dépit de ces aspects positifs significatifs, la vie sous ce qui reviendrait à une occupation militaire, où les droits civils habituels seraient couramment négligés, et où le citoyen ferait constamment face à une autorité arbitraire assurée par la menace de la force, ne peut guère être décrite comme plaisante. Mais ici aussi, le résultat pourrait être une sorte d'amélioration. Depuis la fin de la guerre de Sécession, les Américains se sont accoutumés à penser à la guerre comme quelque chose qui arrive ailleurs, à d'autres gens. Par conséquent, l'information que les États-Unis bombardent ce coin-ci ou ce coin-là, sans raison adéquate, tuant et mutilant de nombreux civils, ne produit en nous ni la réaction humaine normale de révulsion, de nausée et de dégoût, ni la conviction que nous devons lutter contre nos propres dirigeants monstrueux, de crainte de devenir des monstres nous aussi. La vie sous une occupation militaire intérieure pourrait apporter quelques prises de conscience bienvenues, et mettre les Américains sur la longue route de l'expiation des péchés de leurs pères, qui ont piétiné une grande partie du reste de la planète pendant beaucoup trop longtemps. Paradoxalement, tandis que le legs du militarisme américain s'évanouit, il se peut qu'il laisse derrière lui une société qui soit bien plus humaine, voire socialiste, que celle qui l'a engendré •