Les témoins de Jéhovah sont nuls en calcul

Devine qui vient dîner ce soir !

Par Tancrède Bastié
11 février 2008

C'est bien connu : on choisit ses copains, on ne choisit pas sa famille. Cela explique que l'on puisse préférer la compagnie des premiers à la fréquentation de cette dernière. Pourtant, on ne choisit pas non plus la famille de ses copains, encore moins la famille de la copine d'un copain. Mais, d'un autre côté, la famille de la copine du copain n'a pas davantage choisi le copain du copain de la demoiselle, c'est à dire moi. Eux et moi, nous sommes quittes par avance de n'avoir pu nous choisir réciproquement et nous n'avons en conséquence aucune raison de nous faire la tête. En tout cas, pas avant de nous être rencontrés.

1. Une sorte de pain asiatique proche de la pita méditerranéenne.

Ce soir là, donc, mon ami David m'invite à dîner dans un restaurant indien où il a presque son rond de serviette, à proximité de son bureau et du Père Lachaise. Nous devons y être rejoints par Karine, son amie depuis un certain nombre d'années maintenant. Et il y a l'oncle de Karine qui va venir aussi manger avec nous — tu l'as déjà vu, Raymond ?, me dit David avec l'air de quelqu'un qui a déjà vu Raymond. Non, inconnu au bataillon. Mais je ferai de mon mieux pour dissimuler mes mauvaises manières et ne pas me faire de taches, c'est promis. Alors, il est comment ton Raymond ? Il est témoin de Jéhovah, lui. Mais son métier c'est conducteur d'engins de chantier. Voyez comme la providence peut-être facétieuse, qui pour égayer la soirée m'offre inopinément une expérience inédite : deviser avec un spécialiste de l'apocalypse et du tractopelle en trempant des bouts de naan1 dans du curry. (Je précise, à l'attention improbable de David et de Karine, que je ne connais pas deux couples dont un oncle est à la fois témoin de Jéhovah et conducteur d'engins. J'ai simplement changé leur prénom au cas où un agent du fisc, lisant par hasard ce récit, parviendrait à en déduire que David a monté sa société uniquement pour se faire rembourser les taxes sur ses notes de restaurant et la plupart de ses achats personnels. Quant à Raymond, j'ai aussi tenu à préserver son anonymat bien que j'aie complètement oublié entre temps quel était son prénom. Si ça se trouve, il s'appelle vraiment Raymond.)

2. Une galette dont les miettes peuvent faire office de chips.

Nous nous installons confortablement autour d'une assiette de papadum2 et de sauces multicolores, et nous passons en revue les sujets de conversation appropriés : les affaires, les projets, la famille, les relations communes. Entrée en scène tardive de Raymond, dans la cinquantaine un peu ventrue, un peu dégarnie, mais en forme. David fait les présentations, poignée de main, on se rassoit... et paf ! Sans même attendre qu'on ait commandé les plats, Raymond entreprend aussi sec la rédemption de mon âme malpropre par la conversion à la seule vraie foi qui lave plus blanc que blanc : la sienne. Je m'attendais à ce que la religion fasse irruption dans la conversation à un moment ou à un autre mais là, chapeau, le prosélytisme est un sport de tous les instants chez les Jéhovah. Pas de chance pour mon ardent évangélisateur, il vient de tomber sur un athée modèle roseau pliant, la variété la plus épuisante puisqu'elle ne cherche point à braver l'effort du vent calotin mais n'en pense pas moins. Le hardi missionnaire en est réduit à faire les questions et les réponses tout seul, tandis que j'adopte la posture boudeuse et indolente du mérou lobotomisé. Tu ne crois qu'à ce que tu vois, mais le vent tu ne le vois pas et pourtant il existe !, insiste le lointain disciple de Saint Matthieu. Devant tant de finesse théologique je ne peux que m'incliner, précisément vers mon assiette de curry où les particules d'épices, agglutinées en volutes oranges, baignent leur multitude luisante dans la tiédeur dorée d'un Gange oléagineux.

3. Je ne comprends pas très bien ce mot mais je voulais le placer quelque part.

4. Les témoins de Jéhovah soutiennent que Jésus est mort sur une simple poutre, ce qui a le don de mettre en rage les catholiques pour qui il ne fait pas le moindre doute que Jésus est mort sur une croix — théologiquement ça change tout.

Il fût un temps où, en pareille circonstance, je me serais lancé dans la croisade contre la superstition avec un féroce enthousiasme. J'aurais pourfendu le crétin irrationnel de mon argumentation la mieux affûtée, esquivé ses assauts de sottise archaïque d'un preste revers de logique, et donné le coup de grâce par une raillerie dont le double sens subtil serait demeuré à tout jamais hors de portée des facultés de l'adversaire béat... Du moins, c'est ce qu'il me plaît d'imaginer. En réalité, je suis le genre d'orateur qui peine à rassembler ses idées, avale la moitié de ses phrases, bafouille copieusement, et finit désarçonné par le moindre obstacle rhétorique inattendu. Si j'avais eu l'appétit de chicaner avec mon Jéhovah ce soir là, nous aurions monologué en alternance, sans même tomber assez d'accord sur le sens des mots pour pouvoir nous opposer réellement. Raymond est simplement un brave type, qui a trouvé dans le hochet religieux un palliatif à l'angoisse qui s'insinue en chacun de nous à mesure que nous percevons plus distinctement le compte à rebours avant le néant. Maintenant, je ne me vois pas donner des leçons à Raymond sur la façon d'apprivoiser la terreur ontologique3 inhérente à la condition humaine. Moi-même, je n'ai pas su tirer de l'examen positif et raisonné de mon nombril mécréant l'élévation intérieure qui autorise à contempler son destin avec détachement. Le seul truc que je crois avoir appris sur le sujet, c'est qu'il n'y a pas de remède définitif, rationnel ou irrationnel, contre la Grande Pétoche. Même le dalaï-lama n'est peut-être pas aussi à l'aise dans ses tongs qu'il s'en donne l'air, bien qu'il mérite amplement un prix d'interprétation spécial pour l'ensemble de sa carrière. Ce constat me rend indulgent envers cette humanité à la recherche du même port par des voies éloignées des miennes : mes semblables, mes frères — ce troupeau d'idiots apeurés prêts à gober n'importe quelle fadaise permettant de refouler la certitude de leur fin prochaine. La pire issue que je puisse imaginer à une discussion avec Raymond serait de parvenir à entamer le système de croyance sur lequel repose en grande partie son équilibre personnel. De quel droit moral infligerais-je à mon prochain les visions austères auxquelles me portent une vie de gnose logique et un tempérament singulièrement cérébral, quand celui-ci ne peut concevoir de réconfort plus abstrait que la représentation en plâtre d'un bon-à-rien séditieux, légitimement punaisé à un bastaing4 par les autorités de son temps ? Les athées ont mieux à faire que de se comporter comme des bigots sans dieu. Contenir les vrais bigots hors de la politique, par exemple, ce qui est autrement difficile que de bafouer les convictions d'un honnête convive.

Entre temps, Raymond s'est lassé de prêcher pour les murs surchargés de décoration hindoue. On a beau être en mission pour le Seigneur, on peut bien s'accorder une pause à l'heure du dîner. La conversation glisse alors vers l'autre grande préoccupation métaphysique de Raymond : les courses de chevaux. Comme des générations de Français depuis 1930, Raymond adresse régulièrement à la bonne fortune une prière en forme de pronostic, que les clercs du Pari Mutuel Urbain enregistrent scrupuleusement contre une modeste obole. Si le pari de Pascal renvoie sa conclusion à la mort du croyant, voire à la fin des temps, en revanche la réponse aux suppliques des turfistes arrive au grand galop (parfois au trot). Et la réponse est : Bernique ! Ou, les jours de chance : Clopinettes ! À force d'attendre en vain la récompense de sa dévotion aux puissances hippiques, Raymond s'est mis à douter. Et si le tiercé n'était qu'illusion ? Et si le quinté dans l'ordre n'existait pas ? En croissant, le doute s'est mué en certitude : si la fortune ne vient pas aux parieurs méritants comme Raymond, c'est que quelqu'un la retient. Et ce quelqu'un ne peut être que l'odieux clergé qui s'interpose entre elle et les âmes pieuses. Le PMU triche, manipule les courses, c'est évident. Raymond en est convaincu. D'ailleurs, rationalise Raymond, s'ils ne trichaient pas, comment gagneraient-ils de l'argent à chaque fois ?

Dieu ne joue pas au tiercé

5. Se dit d'un cheval qui domine aisément ses concurrents. À moins que ce soit du cavalier ? Ou bien faut-il, pour un maximum d'efficacité, que l'homme et l'animal pètent à l'unisson ?

Sur ce terrain là, je veux bien discuter. C'est du profane, du mathématiquement élémentaire. Ça se gagne en pétant5, comme on dit sur les champs de course. J'entreprends donc d'expliquer à Raymond que la cote des paris équilibre les gains et les pertes des parieurs et permet au teneur des paris de dégager à coup sûr une commission. Dans le cas particulier des courses de chevaux, la cote est déterminée par la répartition des sommes pariées sur chaque concurrent après la clôture des paris — c'est dire si le PMU ne prend pas de risque. Imaginons une course de deux chevaux seulement, sur lesquels parient trois joueurs : Raymond, David et Tancrède. Raymond et David jouent chacun un sou sur le premier cheval, Phénix du Gazon, en raison de son impressionnant palmarès. Tancrède, qui croit toujours savoir mieux que tout le monde, joue un sou sur Bidet Lymphatique, le second cheval, dont la carrière est jusqu'ici fort peu brillante. Si, comme il est raisonnable de s'y attendre, Phénix du Gazon termine la course en tête, quelle est la somme maximale qui peut être versée à Raymond et à David, en laissant provisoirement de côté la rémunération du teneur des paris ? La somme totale engagée par les trois parieurs étant de trois sous, les deux parieurs gagnants peuvent toucher au plus un sou et demi. La cote de Phénix du Gazon est donc de 1,5. Si, à la surprise générale, Bidet Lymphatique s'impose, quelle est la somme maximale qui peut être versée à Tancrède ? Trois sous, puisqu'il est le seul gagnant. La cote de Bidet Lymphatique est donc de 3... tant que le teneur des paris travaille bénévolement. Mais le teneur estime à présent que pour son travail de comptabilité il mérite d'empocher un dixième des sommes pariées, soit trente centimes de sou. La somme totale restituée aux parieurs tombe à deux sous et soixante-dix centimes, soit un sou et trente cinq centimes pour Raymond et pour David si leur favori emporte la victoire (sa cote étant donc de 1,35), ou bien deux sous et soixante-dix centimes pour Tancrède si son tocard réussit à ne pas perdre (sa cote étant évidemment de 2,70). Dans les deux cas, le teneur des paris engrange ses trente centimes et n'a donc aucun intérêt pécuniaire à tenter d'influencer la course. Je ne saurais l'expliquer plus simplement, et il me semble que c'est à la portée d'un collégien passable. Pour les très rares personnes croupissant dans une ignorance de l'arithmétique si profonde que même les calculs d'argent leur demeurent impénétrables, on pourrait résumer la chose par cet argument finaud : qui choisit les règles n'a nul besoin de tricher.

Et bien, Raymond ne comprend pas. J'ai beau couper les bouchées le plus finement possible, les pré-macher et les présenter avec douceur, il refuse d'avaler. Bien sûr, Raymond n'est pas de bonne volonté. Il aimait tant sa trouvaille, qui donnait un coupable à sa déveine. Et voilà qu'un emmerdeur cherche à le déposséder de cette consolation, à chasser les démons et à faire du monde un désert de causes mécaniques. Il y a de quoi bouder. Cependant, le désir de ne pas savoir n'explique pas entièrement l'incompréhension de Raymond. Ou du moins, l'argumentation que je croyais limpide ne semble pas frapper l'esprit de Raymond avec la force de l'évidence. Je commence à penser que les témoins de Jéhovah sont nuls en calcul.

David, qui est un grand amateur de jeux de hasard et d'argent, hésite entre la thèse de Raymond (si plaisante au parieur déçu) et mes supputations bassement comptables (ennuyeuses, mais tout à fait claires pour un artisan comme lui). Il n'est pourtant pas le collégien passable dont je parlais tout à l'heure, puisqu'il a quitté le collège deux ans avant l'âge légal, sans même passer le brevet — ce qui ne l'a pas empêché de faire son chemin dans la vie aussi bien que des gens moyennement diplômés. David n'est pas non plus témoin de Jéhovah. Sa version du bon Dieu est, par tradition familiale, la version israélite. S'il ne dédaigne pas de jouer régulièrement au PMU et de cocher et gratter tout ce qu'invente la Française des jeux, David n'approche véritablement l'extase que dans les casinos. Et justement, à force d'observer les croupiers, David s'est forgé la conviction que ceux-ci trichent à la roulette. Sinon, comment le casino gagnerait-il de l'argent ?

Là, je sens la fatigue de la journée me tomber sur les épaules. Je renonce à expliquer le fonctionnement de la roulette à mes deux joueurs impénitents, persécutés à leur insu par les mathématiques. Tout ce que je veux c'est qu'on commande les cafés, et qu'on me lise dans le marc si je dois jouer ma date de naissance au tiercé ou mon numéro de compte en banque au loto. Raymond et David (et sans doute la quasi totalité des représentants de l'espèce humaine), interprètent intuitivement tout événement comme le résultat de l'intervention de quelqu'un, et en particulier de Dieu. Il y a une raison à tout, me dit parfois David. Les croyants sont de parfaits pigeons face aux jeux de hasards, justement parce qu'ils sont imperméables à l'idée de hasard. Le nez sur les numéros du dernier tirage, sur l'arrivée de la dernière course, ils vivent comme un suspens haletant leur défaite monotone. De même, chaque bienfait survenant dans l'existence leur paraît une preuve irréfutable de l'attention maternelle de la providence à leur égard, tandis que les déboires sont la maudite besogne de la poisse et des malveillants.

6. On ne s'étonnera pas que David fréquente autant de joueurs. La Française des jeux estime sa clientèle à 29 millions de personnes et l'INSEE recense 48 millions de Français âgés de plus de vingt ans. Si le loto était un programme politique, les Français le plébisciteraient à soixante pour cent.

Quel écho peut produire une argumentation rationnelle dans une pensée superstitieuse ? Quelque chose comme une brève interférence radio peut-être ? Une autre relation de David6 décida, un jour de super-cagnotte, de remplir un lot de grilles de loto selon les combinaisons choisies par chaque personne présente (au cas où quelqu'un aurait la baraka). Lorsque mon tour vint de jouer la Pythie, une soudaine inspiration me fit proposer : 40, 41, 42, 43, 44, 45. Stupeur de mon consultant. Mais tu te fiches de moi ? Ça ne peut pas sortir des chiffres comme ça. C'est impossible ! Le parieur vexé préféra cocher une combinaison plus probable, selon lui, et partit fâché d'avoir entrevu (mais pas compris) que ses rêves de fortune confinaient à l'impossible •