Une bibliographie succincte, pour se déprimer davantage...

Vous êtes bien sûr assez grand pour taper pic pétrolier dans Google et commencer d'étudier les 187 000 résultats, ou, si vous êtes bon anglophone, peak oil et les 18 600 000 pages en anglais sur ce sujet. Je signale néanmoins à votre attention ces ressources :

Les traductions en français (commises par moi-même) de quelques textes de Dmitry Orlov, dont le sujet de prédilection est plus particulièrement les effets comparés du pic pétrolier sur l'ex-Union soviétique et la société américaine actuelle.

Le site de Jean-Marc Jancovici, car il est en français, rédigé de façon accessible et également bien fourni sur le changement climatique.

Le blog de Matthieu Auzanneau, Oil Man, sous-titré : Chroniques du début de la fin du pétrole.

Enfin pour les purs et durs désirant remonter à la source et y boire en version originale, le site de l'ASPO (Association for the Study of Peak Oil & Gas).

Le XXIe siècle sera rustique ou vous n'en serez pas

Par Tancrède Bastié
26 août 2011

Le texte suivant a été écrit en 2011, sur la suggestion de mon ami Madjid Ben Chikh, pour le magazine en ligne Minorités. Bien que Minorités publiât habituellement des textes sur les minorités sexuelles et démographiques, Madjid envisageait un numéro spécial effondrement qui aurait inclu mon laïus sur le pic pétrolier, un texte de sa main comparant notre futur immédiat au XIVe siècle européen (guerre de Cent Ans, famines, peste noire...), et un entretien avec Didier Lestrade dont je me demande encore comment il aurait pu se relier au sujet. Hélas, Madjid ne put terminer son essai, sans doute trop ambitieux pour un simple article en ligne, et notre numéro spécial ne vit jamais le jour. Puis Didier mit volontairement un terme à Minorités, et ma prose resta, impubliée, dans un coin de disque dur.

Je l'exhume de mes archives ce mois de décembre 2014, avec trois ans et demi de retard recul. La situation économique continue de se gâter à grande vitesse. Le caractère éphémère de l'exploitation du pétrole de roche-mère et du gaz de schiste est à présent décrit dans les médias — les mêmes qui titraient sur l'Amérique, nouvelle Arabie-Saoudite il y a trois ans. Le prix du pétrole oscille soudainement à des niveaux étonnamment bas par rapport à son niveau des trois dernières années (mais hauts par rapport à son niveau d'il y a dix ans), ce qui semble autant le produit d'une guerre des prix des pays producteurs contre l'industrie américaine des pétroles non-conventionnels que le symptôme d'un ralentissement économique mondial — conséquence attendue du prix croissant des énergies fossiles, justement. Une chose me semble avoir changé cependant : la situation que j'essayais de vulgariser dans ce texte semble de mieux en mieux comprise par de plus en plus de gens (on en dira pas autant des politiciens éligibles et des têtes de gondole médiatiques). Il est devenu fréquent, dans les débats politiques et économiques en public, au moment des questions, d'entendre quelqu'un interroger l'intervenant du moment sur la signification de son exposé dans le contexte d'un monde inévitablement décroissant — lequel intervenant, de plus en plus souvent, admet la validité de l'argument et la difficulté d'y répondre avec les outils intellectuels forgés durant une époque de croissance économique. J'ai donc écrit ce texte pour rien, ou seulement pour quelques lecteurs encore candides qui trouveront là par hasard leur introduction à une prospective plus tout à fait marginale.

Sur un sujet aussi grave et complexe que l'épuisement des ressources énergétiques j'aurais aimé lire dans Minorités l'exposé d'un expert patenté et grisonnant, un type qui cumulerait une longue carrière d'ingénieur en pétro-géologie, une thèse inachevée en psycho-socio-économie intitulée Promiscuité sexuelle des marchés et pulsion de mort chez l'investisseur et un doctorat tardivement acquis en histoire des civilisations disparues. Comme cette perle rare ne s'est pas présentée, Madjid Ben Chikh m'a porté volontaire pour assurer l'intérim aux motifs que a) je le tarabuste régulièrement sur ce sujet et b) je peux défendre imperturbablement les idées les moins consensuelles sans même me rendre compte que je pourris la conversation. Si vous êtes déjà familiarisé avec la théorie du pic pétrolier, vous n'apprendrez sans doute rien dans ce texte ; lisez plutôt la mise en perspective historique de Madjid. Si vous n'avez pas envie d'entendre parler de déclin civilisationnel, de crise énergétique imminente et autres perspectives sinistres, passez directement à l'article de Didier Lestrade. Figurez-vous que l'avenir de l'Homme est peut-être dans son jardin-potager.

C'est quoi l'énergie ? Heu... Demande à ta mère.

Les lecteurs qui ont fait de la physique au cours de leurs études peuvent sauter ce chapitre. Ils ont même intérêt à le faire, sous peine d'être pris d'une dangereuse crise de fou rire en lisant ma vulgarisation à la truelle. Mais quoi ? Les profanes désireux de combler leurs lacunes peuvent toujours se procurer La thermodynamique pour les nuls et potasser par eux-mêmes.

Voici ce que vous devez retenir :

L'énergie utilisable c'est le fric de la nature. La matière ne travaille pas sans en recevoir et il y a une taxe prélevée à chaque transaction (sous forme de chaleur).

Par exemple :

1. Notez mes efforts pour aguicher l'intérêt du lectorat de Minorités...

Chaque composant de l'ordinateur que vous utilisez pour lire ceci opère en consommant une petite quantité d'énergie sous forme de courant électrique et en dissipe une partie sous forme de chaleur. La somme de ces quantités donne la consommation totale de votre engin (l'ordinateur — ne divaguez pas), et l'accumulation des pertes caloriques est la raison d'être de cet ennuyeux ventilateur qui lui vrombit au derrière1. Si c'est un portable fonctionnant sur sa batterie, l'électricité fournie aux composants provient de l'énergie stockée sous forme chimique dans la batterie au moment où vous l'avez chargée. La charge et la décharge de la batterie sont taxées elles aussi, vous récupérez donc moins d'énergie utilisable que vous n'en avez tiré de la prise secteur. La simple traversée du câble électrique entre l'ordinateur et la prise murale occasionne des pertes, que les ingénieurs qualifient de négligeables mais dont la Nature tient cependant la comptabilité exacte.

Entre la prise et le compteur, entre le compteur et le relais de quartier, puis entre les relais et la centrale, il y a encore de l'énergie irréversiblement prélevée, dans des quantités plus du tout négligeables. La centrale est elle même un système physique dont chaque pièce aussi menue soit-elle est actionnée moyennant la dépense d'une certaine quantité d'énergie et le paiement de la taxe entropique. Elle tire son budget énergétique d'un combustible (pétrole, charbon, uranium) ou d'un phénomène local et musclé (rayonnement solaire, retenue d'eau, vents, géothermie). Si c'est un combustible il faut d'abord l'extraire là où on le trouve ; cela bien sûr ne se fait pas sans énergie. Puis il faut le transporter, encore un coût énergétique, et le préparer (raffinage, concassage, enrichissement) — ce n'est pas gratuit — et le transporter à nouveau jusqu'à la centrale. La centrale, le réseau électrique, la raffinerie ou l'usine de traitement, les pipelines, les flottes de camion et de navires de transport, les infrastructures qui les accueillent, le matériel d'extraction, d'excavation, de pompage ou autre, tout cela doit être fabriqué, véhiculé, entretenu, et donc, vous connaissez le refrain : cela nécessite de dépenser de l'énergie. Tout cela pour fournir à votre ordinateur les quelques watts de puissance dont il a besoin.

L'écart entre l'énergie obtenue et l'énergie dépensée par un processus de production est son gain énergétique net. Plus le processus est long et compliqué, plus il emploie d'énergie à son propre fonctionnement, et donc moins il en fournit. Conséquence : une source énergétique dont l'exploitation suppose un gain énergétique faible, nul ou négatif est inexploitable.

Prenons un autre exemple :

Chaque neurone du cerveau que vous utilisez pour lire ceci opère en consommant une petite quantité d'énergie sous forme chimique (du sucre) et en dissipant un peu de chaleur. Malgré sa position dominante, Cerveau ne sait pas faire grand chose tout seul. Il faut donc considérer que tous les autres organes de votre corps ramolli par la trop longue fréquentation de Facebook, YouPorn et Minorités contribuent aussi indispensablement à la dépense énergétique totale de votre aimable personne, et à sa douillette tiédeur. Cette énergie, que vous stockez parfois sous forme de gras dans d'adorables poignées d'amour (que vous tentez de plus en plus vainement de réduire par un surcroît d'exercice physique — après quoi vous redoublez d’appétit), provient des aliments que vous consommez. Il va sans dire que les opérations de mastication, déglutition, malaxage gastrique, digestion et défécation requièrent leurs propres dépenses énergétiques, pertes comprises, à quoi on peut ajouter l'effort musculaire du trajet aller-et-retour jusqu'à la supérette et l'introduction épuisante de la barquette dans le four à micro-onde.

Jusque-là on peut dire que le processus présente peu d'étapes excessivement dispendieuses, même si vous préférez vous rendre à l'épicerie bio en vélo et peler vos patates vous-même. Bien sûr, la supérette et l'épicerie dépensent de l'énergie, en particulier pour la réfrigération. Comme les bananes, les yaourts et les bâtons de surimi ne poussent pas dans les rayons, il faut les transporter du lieu de production à l'entrepôt puis de l'entrepôt au magasin. En parlant de lieu de production, il y en a certainement plusieurs : les lieux où l'on récolte ou élève les ingrédients (bêêê !), les lieux où l'on transforme les ingrédients (genre : abattoir à patate ou usine spécialisée dans le pelage automatisé de viande sur pattes, ou l'inverse), où on les assemble en un truc probablement délicieux ne ressemblant pas complètement à sa photo sur l'emballage mais garanti nutritif et hygiénique (vous saviez que votre plat en barquette était stérilisé par irradiation ?), enfin l'emballage sera peut-être fabriqué autour du produit ailleurs (pourquoi pas à l'autre bout du monde). Finalement vos frites prépelées, prédécoupées, précuites et prémachées auront peut-être voyagé plus que vous cette année. Camion, train, bateau... on transporte même couramment certaines denrées alimentaires par avion — la prochaine fois que vous achèterez des fruits exotiques, demandez qu'on vous crédite leurs miles. Il va sans dire que tout cela fonctionne en consommant à toute vitesse — quoi donc ? De l'énergie ! Mais ce n'est pas fini. L'agriculteur au début de la chaîne est probablement mécanisé, et s'emploie à maximiser sa productivité en bombardant son exploitation d'engrais et de toute sorte de poison afin d'extorquer sa récolte industrielle à l'écosystème local. Machines agricoles + tonnes de trucs chimiques = beaucoup d'énergie dépensée, etc. Tout cela pour fournir à votre corps sa modeste ration d'énergie quotidienne.

Vous êtes peut-être étonné que je traite identiquement l'énergie qui anime les choses vivantes (vous, l'agriculteur, la caissière et les patates), et l'énergie qui actionne les choses fabriquées (le tracteur ramasse-patate, le camion réfrigérant et votre four à micro-onde). Mais c'est vraiment la même chose. Certes, vous vous empoisonneriez en buvant de l'essence à la pompe, et vous vous attireriez l'hilarité de tous les garagistes de la région s'il vous prenait l'idée de bourrer le réservoir de votre voiture de purée — même faite avec des œuf frais. Cela parce que le moteur de votre véhicule n'a pas été conçu pour brûler de la purée, tout comme votre organisme ne sait pas digérer le sans-plomb — assez peu courant, il faut le noter, dans le régime alimentaire des espèces ayant précédé Homo sapiens dans sa lignée phylogénétique. Votre diététicien pourrait légitimement exprimer la ration quotidienne cible de votre régime beau en maillot l'été prochain en kilowattheures plutôt qu'en calories, voire en tonnes d'équivalent pétrole s'il était très facétieux.

Mais revenons à votre assiette. Nous avons remonté en pensée toute la chaîne de production et de distribution agroalimentaire. Nous sommes au milieu d'un champ et, par la puissance de l'imagination, nous voyons tout un cycle saisonnier se dérouler devant nous : des petits machins-trucs verts sortent de terre, déploient de minuscules feuillettes ridicules, puis d'autres un peu plus grandes, puis prennent de la hauteur, forcissent un peu du tour de taille (c'est la Nature, on vous dit), bourgeonnent, fleurissent, fruitent et grainent à qui mieux-mieux — bref, s'épanouissent comme des adolescents (bourgeonnants, également) découvrant la coquetterie et les sorties en bande. J'interromps votre rêverie bucolique pour revenir à la question à mille calories : que faut-il absolument pour que se déroule tous ces fascinants processus biologiques ? De l'énergie — comment avez-vous deviné ? D'accord, mais d'où vient-elle cette énergie ? Elle vient de ce que la lumière solaire actionne dans les feuilles les réactions chimiques qui transforment le dioxyde de carbone et l'eau en sucre et en oxygène. Autrement dit : les plantes fonctionnent à l'énergie solaire, et nous aussi, indirectement, en les consommant ou en consommant les animaux herbivores. Du moins c'était le principe avant l'avènement de l'industrie agroalimentaire. Aujourd'hui, il faut l'intervention de tant de machines, d'usines et de substances artificielles pour mettre le jambon-purée dans notre assiette que l'on peut considérer le budget énergétique de notre alimentation comme essentiellement d'origine pétrolière, avec juste un peu de soleil ajouté en début de chaîne — et encore, seulement parce que nous avons physiologiquement besoin de la médiation d'une nourriture vivante. Le système agroalimentaire américain consomme dix fois plus d'énergie qu'il n'en produit sous forme de nourriture écrivait Dale Allen Pfeiffer dans Nous mangeons du pétrole. Le ratio européen n'est probablement pas beaucoup plus économe.

Pour parachever l'étrangeté de la situation, l'industrie agroalimentaire semble bien décidée à élargir ses débouchés en donnant des agrocarburants à manger aux voitures. On n'est pas très loin de la purée dans le réservoir. Bien sûr, les plantes destinées à être transformées en carburant automobile ne sont pas cultivées à la main selon des méthodes bio. Donc, agriculture mécanisée + engrais + poisons + transport + transformation + re-transport = consommation de... pétrole, pour faire... du carburant. Des dizaines d'études ont été produites afin d'estimer, entre autres retombées, le gain énergétique de l'opération. Il va sans dire que leur optimisme varie considérablement selon leur commanditaire. Pour ma part, je préconiserais de déterminer si ce gain est au moins positif par une méthode non-scientifique mais bassement pragmatique : supprimer toute subvention et exonération à ce secteur, et voir s'il y a encore quelqu'un désireux d'y investir.

Assis au sommet du pic pétrolier

C'est drôle comme nos différences de formation intellectuelle, de milieu social et de mythologie personnelle peuvent engendrer les interprétations les plus variées de ce même monde qui nous contient. Je suis encore ébahi de l'assurance avec laquelle un étudiant en économie de ma connaissance affirmait, comme une parfaite évidence : Deux cent cinquante ans de capitalisme, deux cent cinquante ans de prospérité ! Passons sur le fait que les deux cent cinquante dernières années d'histoire n'ont pas été façonnées que par le capitalisme, mais aussi, par exemple, par des luttes sociales victorieuses, des choix politiques pas toujours mesquins, et la crainte de laisser progresser le communisme. Ce qui me fascine dans ma propre réaction d'étonnement devant cette théorie économique lapidaire, c'est qu'elle ne me serait pas une seconde venue à l'esprit. Étant moins cultivé en économie qu'en sciences expérimentales (et encore ne lis-je les textes de vulgarisation que s'ils sont agrémentés de jolies images), j'ai des explications très matérialistes sur presque tous les sujets. À la place, j'aurais dit : Deux cent cinquante ans de prospérité, deux cent cinquante ans d'énergies fossiles !

En effet, si l'accroissement ébouriffant du confort matériel de ce côté-ci de l'humanité s'est concrétisé par la fabrication et l'utilisation d'une incroyable faune de machines de plus en plus puissantes et sophistiquées, il a bien fallu que cette révolution industrielle consomme en quantités de plus en plus considérables — quoi donc ? — de l'énergie, bien sûr. Mettez du capitalisme, du communisme ou n'importe quelle sorte d'idéologie qui vous agrée dans le réservoir de votre véhicule, et je vous garantie que vous n'irez nulle part — peut-être jusqu'au bout de la rue si elle est en pente.

2. Conséquence : le FMI vient de constater qu'en cette fin d'année 2014 le PIB corrigé en terme de pouvoir d'achat de la Chine dépasse celui des États-Unis.

La Grande-Bretagne a dominé le XIXe siècle à l'apogée de ses mines de charbon et de ses machines à vapeur. Son imposant rival industriel au tournant du siècle, l'Allemagne, se trouvait être alors le second producteur de charbon. Puis les États-Unis ont dominé le XXe siècle de leur fabuleuse puissance industrielle grâce à leur gigantesques réserves de pétrole qui, dans certaines régions, affleuraient à la surface du sol (on peut lire à ce sujet l'album de Lucky Luke À l'ombre des derricks — c'est mon niveau d'ouvrage scientifique illustré). L'autre super-puissance du XXe siècle, l'Union soviétique, était elle aussi richement dotée en réserves d'énergies fossiles. Serez-vous étonné si je vous dis qu'en ce début de XXIe siècle le premier producteur de charbon est la Chine et que sa consommation d'énergie est devenue, en 2009, supérieure à celle des États-Unis2 ? Ou pensiez-vous que l'usine du monde se contentait de faire pédaler son milliard d'ouvrier — chantant à tue-tête les louanges du capitalisme sauce Mao — pour actionner ses chaînes de production ?

La croissance économique est proportionnelle à la croissance énergétique.

La brièveté historique de ces explosions de croissance industrielle tient à la nature non renouvelable des sources d'énergie ultra-concentrées que sont le charbon, le pétrole et le gaz naturel. Mais pourquoi les qualifie-t-on de fossiles ? D'où vient l'énergie considérable qu'elles contiennent ? Et bien, du même processus que celle contenue dans votre jambon-purée : la conversion de l'énergie solaire en énergie chimique par les plantes. Les carburants fossiles sont le fruit d'une longue décomposition de la matière organique emprisonnée dans le sol il y a un bon paquet de millions d'années. En somme, votre voiture roule déjà indirectement à l'énergie solaire — mais une énergie patiemment recueillie pendant des durées supra-historiques par une végétation plus ancienne que l'espèce humaine, dont une fraction s'est trouvée mise en conserve dans des conditions géologiquement idéales. Cette énergie que nous dépensons un million de fois plus vite qu'elle ne s'est accumulée ne pourrait être reconstituée que sur des durées aussi inhumainement longues. Quand je vous disais que les agrocarburants n'étaient pas un investissement rentable...

Le rayonnement solaire est le revenu énergétique de la planète. Le pétrole, le gaz naturel et le charbon sont un héritage. Une fois dilapidé l'héritage, il est impossible de maintenir le même train de vie luxueux sur le seul revenu.

En 1956, le géophysicien Marion King Hubbert a présenté un modèle d'épuisement des ressources pétrolières — en gros, un truc mathématique qui monte, connaît un maximum appelé pic, et redescend inexorablement. Armé de sa formule, Hubbert prédisait le pic de la production de pétrole américaine pour le début des années 1970. Sa présentation a, parait-il, jeté un froid dans l'assistance, et l'on s'est empressé de l'oublier pour profiter de la robuste croissance des années 1950-1960, qui devait tous nous emmener passer régulièrement des vacances sur la Lune ou sur Mars d'ici l'an 2000. En 1971 la production de pétrole américaine a commencé de décliner, et les États-Unis doivent depuis combler l'écart croissant entre leur demande intérieure et leur production par davantage d'importations, ce qui contribue d'autant à la demande mondiale. Le modèle de Hubbert a été appliqué à d'autres pays producteurs, voire à d'autres types de ressources, et, hélas, il fonctionne assez bien. À l'heure où j'écris ce papier, la plupart des pays producteurs ont déjà passé leur pic pétrolier, et la liste de ceux dont la production est encore croissante se réduit rapidement. Enfin, il y a le pic de la production globale. Hubbert le situait aux alentours de l'an 2000, et espérait que l'humanité aurait entre temps su dérober le feu de l'Olympe, nucléaire ou solaire. L'Agence internationale de l'énergie a admis en 2010 que la production globale de pétrole brut avait atteint un maximum en 2006, validant remarquablement les prédictions de Hubbert. Curieusement, ce modèle éprouvé risque de nous être totalement inutile désormais. En effet, les pays qui ont entamé leur propre descente sur la douce courbe de Hubbert n'ont pu soutenir leur croissance économique qu'en satisfaisant leur demande intérieure par des importations en quantité requise. À présent que le monde entier atteint sa production maximum, d'où allons nous importer du pétrole pour compenser ? Voilà, nous y sommes, au sommet de la croissance mondiale, contemplant la descente abrupte et sans retour devant nous.

En y repensant, je crois que mon apprenti-économiste n'avait pas tort. Le capitalisme a bien été un facteur fondamental des deux cent cinquante ans de croissance industrielle qui nous précèdent, en ce sens qu'il fut l'organisation économique et idéologique la mieux à même de volatiliser en un temps très court une richesse énergétique disproportionnée aux ressources habituelles de l'humanité. Le modèle soviétique, qui poursuivait essentiellement le même but, a peut-être échoué faute de parvenir à convertir ses vastes ressources en biens de consommation aussi vite que son concurrent (et parce que l'Union soviétique a atteint son pic de production en 1988, peu avant de s'effondrer). Quant aux cultures traditionnelles, rurales, frugales et communautaires, elles se sont évanouies comme des bulles de savon au simple contact des luxes miraculeux de la société de consommation. Je crois cependant que leurs traits communs demeurent en nous, dormants, et ne demandent qu'à refleurir dans un monde de pénurie énergétique et de décroissance forcée.

On est grave dans la merde !

Lorsque la conversation autour du café s'écarte accidentellement de nos sujets préférés — les potins de bureau, les blagues de cul et l'intrigue molle de nos vies — il m'arrive, indélicatement, d'attirer mon entourage sur des terrains plus sérieux et déprimants tels que la pente énergétique déclinante sur laquelle notre civilisation s'apprête à faire une grande glissade les yeux fermés. Je reste souvent bouche bée face à la naïveté des réactions de mes interlocuteurs, s'agissant de gens instruits et intellectuellement capables. C'est pour devancer d'affligeantes fulgurations telles que : C'est pas grave, on prend rarement la voiture. que j'ai longuement insisté au début de ce texte sur l'infrastructure ultra-complexe, ultra-globalisée et ultra-gourmande en énergie pourvoyant à nos besoins les plus banals — comme le jambon-purée et la lecture de Minorités. Je me fiche pas mal que le prix croissant des énergies fossiles en voie de raréfaction affecte négativement notre aptitude à aller passer le prochain weekend de trois jours sur la côte en voiture, ou des vacances sur une île ensoleillée à larbins bon marché en avion. Ce qui me préoccupe et devrait vous tracasser aussi, c'est l'impact sur notre quotidien non-optionnel :

Tout ce qui constitue notre confort moderne : emplois majoritairement tertiaires, télécommunications, transports mécanisés, biens de consommation bon marché, chauffage et climatisation à volonté, médecine performante, sécurité alimentaire, espérance de vie élevée... va décliner à mesure de la baisse de la production d'énergie.

À ce point de mon exposé vous devez vous agiter nerveusement devant votre écran et bouillir d'exprimer vos réactions à cette exécrable nouvelle. Je vais donc vous laisser la parole pour les dénégations habituelles.

Bah, il reste plein de pétrole à extraire. On n'est pas près d'en manquer

Vous avez tout à fait raison, mais vous n'avez pas compris le problème. Le monde industriel ne fonctionne pas seulement en consommant du pétrole, il fonctionne en consommant de plus en plus de pétrole pour produire les richesses futures dont la création monétaire présente est théoriquement une créance. À partir du moment où la production d'énergie décroît — ou si son coût s'envole, ce qui revient au même — la production de biens et de services décroît elle aussi. Les investissements sont faits à perte, le crédit se raréfie, les entreprises font faillite, l'emploi disparaît, la valeur de la monnaie s'effondre. Les moyens de transport se réduisent, les rayons des magasins se vident, le chauffage devient prohibitivement cher, la médecine inaccessible, l'insécurité se répand, la nourriture manque.

Les pays producteurs et les compagnies pétrolières mentent sur les réserves disponibles.

C'est vrai, mais pas dans le sens avantageux que vous imaginez. Les pays de l'OPEP ont intérêt à surestimer leur réserves, afin d'augmenter leur quota d'exportation (dans les années 1980 leurs réserves ont brusquement doublé pour cette raison). Quant aux compagnies pétrolières, elles peuvent difficilement présenter un tableau pessimiste aux investisseurs dont elles attendent des fonds, et aux gouvernements dont elles réclament des concessions d'exploitation, des exonérations fiscales et des dérogations aux réglementations environnementales.

On vient de découvrir des champs pétrolifères énormes, ça change tout.

Ça ne change rien. On découvre régulièrement des champs pétrolifères, quelquefois énormes dans l'absolu mais riquiqui en comparaison de la consommation mondiale. Le volume estimé des champs pétrolifères nouvellement découverts chaque année décline depuis 1965. Comptez sur les attachés de presse pour n'être jamais à court d'effets d'annonce énormes.

Les pétroles non-conventionnels sont en plein boum.

Absolument. La hausse du prix du pétrole conventionnel est une puissante incitation à exploiter des gisements d'hydrocarbures dont l'industrie pétrolière n'aurait pas voulu il y a peu.

La première catégorie de pétrole à problème est celui obtenu par forage à grande profondeur. En soit, c'est un pétrole de qualité conventionnelle (du bon pétrole), mais les conditions pratiques de sa récupération sont extrêmement difficiles. Donc coûteuses en énergie, et risquées. (Vous n'avez pas oublié l'explosion de Deepwater Horizon en 2010, polluant le golfe du Mexique ? Il se produit des dizaines d'accidents similaires chaque année.) Les gisements de ce type sont bien sûr énormes, c'est à dire incapables de combler la demande actuelle plus de quelques mois, et encore moins de soutenir sa croissance à long terme.

La seconde catégorie est celle des schistes bitumeux et des sables bitumeux. Leur attrait et leur défaut, c'est qu'ils sont bitumeux... Non seulement ils sont difficiles à extraire (puisqu'ils ne sont pas liquides), mais ce n'est même pas du pétrole brut — il faut encore le synthétiser. Diverses méthodes d'extraction et de transformation existent, qui ont en commun d'être archi-coûteuses en énergie (donc gain énergétique net médiocre) et monstrueusement polluantes. L'avenir politique de ces gisements est incertain : d'un côté leur abondance apparente excite l'appétit des industriels et des gouvernements, de l'autre les dégâts sanitaires sont si violents que même les riverains indifférents à l'écologie ont de solides raisons de s'opposer à leur exploitation. Enfin, il y a une contrainte subtile : en raison du lourd investissement économique et énergétique nécessaire, l'exploitation de ces ressources risque d'être limitée en débit avant d'être limitée en quantité — un peu comme si vous aviez une somme confortable sur votre compte en banque mais un plafond de retrait mensuel ridiculement bas. Je ne compte pas comme un frein l'impact désastreux de cette industrie sur le bilan carbone des pays producteurs, considérant que les gouvernements concernés n'auront aucune scrupule, devant un marché aux prix vigoureusement ascendants, à se torcher des traités internationaux qu'ils ont signés — quand ils les ont signés.

Il y a d'autres sources d'énergie que le pétrole.

Oui, et le décompte va être vite fait. Les énergies fossiles fournissent, grosso modo, 80 % de la consommation mondiale. Le pétrole compte, à lui seul, pour environ un tiers du total, suivis par le charbon puis le gaz naturel. Nous avons vu que le pétrole a vraisemblablement franchit son pic de production en 2006. Le pic du gaz naturel est attendu quelque part vers 2015, celui du charbon vers 2020 ou 2030 — on n'est pas à dix ans près. Les 20 % restant sont fournis en majorité par la combustion de matériaux organiques (à part nos agrocarburants, il s'agit surtout de bois, de paille, de bouse séchée, etc.) et sont une cause de la pollution aux particules élevée des contrées pauvres et surpeuplées (on respire mieux dans les pays tertiarisés). Le nucléaire et l'hydroélectricité se partagent le reste (environ 3 % ou 6 % chacun, selon le mode de calcul), avec une fine tranche d'énergies alternatives entre les deux pour faire plaisir aux consommateurs éco-scrupuleux des pays à haut niveau de vie.

L'expansion de l'hydroélectricité est limitée par l'existence de sites naturels appropriés à la construction des barrages et dispositifs apparentés. Celle de la biomasse par la quantité de terre agricole que nous pouvons distraire de la production de nourriture, ou la surface de forêt que nous pouvons raser, et, au choix, l'aptitude de l'écosystème à se renouveler par ses propres moyens ou notre capacité à l'épuiser tout à fait, à grand renfort d'énergie fossile. Le développement du nucléaire est limité par le prix croissant d'un combustible disponible en quantité limité (ne parlons même pas des risques indémerdables inhérents à cette industrie, sinon pour signaler qu'ils engendrent autant de coûts énergétiques qu'il faudrait compter dans un bilan honnête du rendement de la filière nucléaire). En admettant que l'on puisse tout de même développer massivement ces sources primaires, cela demanderait des investissements formidables — donc formidablement coûteux en énergie — ce qui est difficile lorsqu'on fait justement face à un ralentissement de la production d'énergie.

En France on produit 80 % de l'énergie grâce au nucléaire. Vive la France ! Vive le nucléaire !

Vous avez lu la propagande de l'industrie nucléaire un peu vite. La France ne produit pas 80 % de son énergie grâce aux centrales nucléaires, mais 80 % de son énergie électrique. L'apport du nucléaire au budget énergétique total de la France est inférieur à 20 % (votre voiture n'est pas nucléaire, le camion qui livre votre boulanger en farine n'est pas nucléaire, la moissonneuse-batteuse du céréalier n'est pas nucléaire, etc.). Notez que l'INSEE accorde une part de 40 % et des pâquerettes au nucléaire, estimant que cela représente la quantité d'énergie fossile requise pour obtenir la même quantité d'énergie électrique utilisable. C'est un mode de calcul pertinent dans le débat sur une hypothétique sortie du nucléaire (qui tourne autour du remplacement du nucléaire par les autres sources d'énergie à hauteur de sa part actuelle) — mais le débat lui-même est absurde dans une économie reposant sur une demande croissante.

Par ailleurs, l'uranium est une source d'énergie non-renouvelable, donc soumise au même phénomène d'épuisement que le pétrole, le gaz naturel et le charbon. Bien sûr, les experts s'empoignent sur la durée prévisible de cet épuisement, mais si vous regardez simplement la courbe de la production mondiale, vous verrez un pic de production en 1980, jusqu'ici non démenti. Incidemment le prix de l'uranium a été multiplié par six durant la dernière décennie, avec une impressionnante poussée spéculative en 2007 qui préfigure sa valeur en condition de pénurie. Pour couronner le tout, l'extraction de l'uranium nécessite du matériel minier, des moyens de transport et de préparation industriels, et tout cela consomme bien sûr de l'énergie issue de sources fossiles. Le nucléaire marche au pétrole aussi.

La fusion nucléaire va résoudre tous nos problèmes énergétiques.

Peut-être... si des centrales à fusion existaient ou étaient sur le point d'exister. À l'heure actuelle tout ce que nous savons faire dans ce domaine est d'engloutir des ressources dans la construction de l'expérience internationale ITER, dont le but est de procurer des éléments de réponse à la question non tranchée de la faisabilité de la chose. Ou alors des bombes atomiques — ça, on sait bien faire. Les promoteurs de la fusion nucléaire promettent des réacteurs de production opérationnels en 2050. Ayant l'habitude de multiplier mentalement par deux les délais annoncés de n'importe quel projet beaucoup plus ordinaire, je pense qu'il n'est pas utile que nous en reparlions avant 2090, loin derrière les pics énergétiques menaçant d'affamer ce style de science pachydermique.

L'hydrogène va remplacer le pétrole.

Ou, pour paraphraser l'illumination apocryphe de Marie-Antoinette : Ils n'ont pas de pétrole ? Qu'on leur donne de l'hydrogène ! L'hydrogène est techniquement un carburant de substitution possible (à condition de changer tout le parc de moteurs concernés et les infrastructures de distribution de carburant — grosse dépense énergétique), mais ce n'est pas une source d'énergie primaire en ce sens que sa production requiert plus d'énergie qu'elle n'en restitue. Dans le même ordre d'idée, on sait faire du pétrole synthétique à partir de charbon (ce qui évite de remplacer les moteurs à pétrole, etc.), mais on consomme inévitablement de l'énergie dans le processus de conversion (50 % dans le meilleur des cas). La thermodynamique est impitoyable.

Les énergies renouvelables, c'est l'avenir.

Certainement — on n'a d'ailleurs pas le choix — mais pas à l'échelle colossale qui permettrait de les substituer aux énergies fossiles. Si l'on combine l'hydroélectricité, l'éolien, le solaire, la géothermie et la simple combustion de tout ce qu'on peut trouver d'organique à ramasser autour de soi, les énergies renouvelables représentent moins de 20 % de la consommation actuelle (si l'on ne compte pas l'hydroélectricité et la combustion de biomasse, c'est de l'ordre de 1 % ou moins).

Le caractère renouvelable de ces sources d'énergie ne les rends pas illimitées en débit. Dans le cas de la biomasse, l'augmentation du débit tue même rapidement le caractère renouvelable (déforestation, épuisement des sols). Limitées à certains sites adéquats (hydroélectricité, géothermie, éolien), à certains climats (solaire), accaparant beaucoup de surface (solaire, biomasse), fluctuantes (éolien), plus polluantes et moins renouvelables qu'il n'y paraît (solaire photovoltaïque, géothermie), inférieures en rendement aux sources fossiles (toutes), les énergies renouvelables n'atténueront pas le déclin de la production énergétique globale.

Il y a un immense gisement d'économies d'énergie.

Oui, et il est déjà en pleine exploitation, depuis les coups de semonce des années 1970. Comment se fait-il alors que nous consommions de plus en plus ? C'est la faute à William Stanley Jevons, qui avait déjà remarqué au XIXe siècle qu'un accroissement d'efficacité engendre paradoxalement un surcroît de consommation. L'explication de cette bizarrerie est que l'accroissement de l'efficacité d'un processus en fait baisser le coût, et donc, pourquoi se priver de l'utiliser davantage ? Par exemple : les économies d'énergies réalisées par les progrès des moteurs automobiles ont été largement absorbées par l'accroissement du poids des véhicules, l'augmentation de la cylindrée, l'ajout de fonctionnalités plus ou moins consommatrices (telles que la climatisation ou l'électronique de bord), la maximisation du taux d'équipement des ménages et du kilométrage parcouru. On veut bien rouler avec un moteur économe ultra-moderne, mais pas dans une 2 CV, la seule de la maison, à une fréquence occasionnelle et à la vitesse timorée de grand-papa. Dommage.

On peut pousser le raisonnement beaucoup plus loin en remarquant que l'efficacité des transports mécanisés est précisément ce qui a engendré la concentration globalisée de l'économie et le gaspillage énergétique résultant (fabrication de tout à l'autre bout du monde, migrations pendulaires quotidiennes entre bureau urbain et logement banlieusard, patate parcourant des milliers de kilomètres avant d'être consommée, éventuellement, dans sa région de récolte). Chaque gain d'efficacité est réinvesti dans la poursuite de davantage de croissance, accélérant la course à la consommation des ressources.

On trouvera bien autre chose, on n'arrête pas le progrès.

C'est vrai, on n'arrête pas le progrès. Il s'arrête tout seul, quand il n'a plus d'énergie. Ayant grandi dans un monde industriel produisant miracle après miracle, je conçois l'exaspération de se voir refuser l'espoir d'un ultime tour de magie technologique. La raison profonde de cette déception est que, derrière nos tours de magie, il y a un truc : ils fonctionnent tous en consommant davantage d'énergie. Vous pourriez faire un trou dans le mur avec un vilebrequin plutôt qu'une perceuse électrique, ou calculer à la main plutôt qu'avec un ordinateur, ou pédaler à votre rendez-vous plutôt que de prendre la voiture : toutes ces machines vous dispensent d'utiliser votre propre énergie et accomplissent la tâche plus vite parce qu'elles consomment plus que vous. Plus vous exigez de puissance, de vitesse et de quantité, plus vous dépensez d'énergie, en vertu des lois physiques dont nos inventions ne sont que des applications. Le progrès, au sens que lui a donné la civilisation industrielle, est par essence une consommation croissante d'énergie.

La hausse des prix va réguler la demande.

Bien sûr. Mais ce n'est pas une solution, c'est juste la courroie de transmission économique du problème. Quand l'énergie nécessaire à la poursuite d'une certaine activité devient trop coûteuse, cette activité cesse — ça n'est pas exactement ce que l'on appelle de la croissance, n'est-ce pas ?

Quelquefois les acteurs économiques rechignent à disparaître du marché avec discrétion. Par exemple : lorsque la hausse du prix des aliments de base empêche une population de se procurer la ration énergétique indispensable à sa survie, au lieu de mourir sagement sur place, elle adopte un comportement irrationnel consistant à piller les commerces et les entrepôts au mépris de la propriété privée, renverser son gouvernement légal et piétiner les économistes qui se mettent en travers de son chemin.

Tout ça, c'est juste une manœuvre politique pour spolier les travailleurs.

Et bien, le travail d'accaparement d'une part croissante de la production de richesses par les classes dominantes est indéniable, camarade, mais cela n'est nullement contradictoire avec la possibilité que cette production se réduise. Bien au contraire, les dirigeants économiques sont les mieux placés pour comprendre ce qui se passe et redoubler d'efforts dans la consolidation de leur patrimoine, sans le crier sur les toits.

Dans les années 1970 — cette décennie qui vit se succéder un pic de production américain et deux chocs pétroliers mondiaux — même les présidents républicains se souciaient de diminuer la dépendance de l'économie américaine envers le pétrole. Mais ça n'a pas duré. La faction reaganienne à pris le pouvoir en tenant aux militants puis aux électeurs un discours qui signifiait : Les économies d'énergies c'est pour les tapettes, brûler du pétrole à volonté est le droit le plus sacré des vrais hommes américains libres, et mon gouvernement garantira ce droit par tous les moyens à grosses couilles possibles. Entre la perspective d'une croissance humble, avec son corollaire de stagnation sociale, et la séduction d'un avenir d'abondance toujours plus grande, le choix de la nation américaine en 1980 fut sans ambiguïté. Je me demande s'il n'y a pas là une raison du succès international des politiques dites néo-libérales : fort accroissement du niveau de vie dans les pays industrialisés et promesses politiques réalistes mais assez attrayantes jusqu'aux années 1970, puis enlisement de cette dynamique et donc promesses politiques aguichantes mais irréalisables — c'est à dire réalisables pour une partie de la population en dépouillant l'autre. À ce jeu de dupe, ni les camarades consommateurs, ni les camarades représentants du peuple ne se sont montrés très clairvoyants, n'est-ce pas camarade ?

Mais pourquoi les gouvernements ne font-ils rien ?

Mais si, ils agissent. Et même de toutes leurs forces. Vous n'avez pas remarqué que les guerres contre le terrorisme et pour la démocratie et l'émancipation des femmes ont lieu, comme par coïncidence, dans des pays encore riches en ressources énergétiques (Irak, Libye) ou servant de voie de passage pour récupérer ces ressources (Afghanistan, ex-Yougoslavie) ? Nous sommes déjà en pleines guerres d'accaparement des réserves restantes, dont l'effet le plus certain est d'augmenter nos dépenses énergétiques.

De plus, grâce aux technologies militaires expérimentées sur les champs de bataille modernes (grenades assourdissantes, fusils à balle en caoutchouc longue portée, canons à ultrasons et à micro-ondes, lasers brûlants, drones de surveillance), les polices anti-émeutes ne cessent de se perfectionner. Il faut bien cela pour espérer endiguer un certain temps la masse grandissante des exclus d'une économie formelle se dégonflant comme un ballon baudruche. Jusqu'à ce que la digue policière, devant retenir de plus en plus et elle aussi entretenue de moins en moins, cède.

Rien n'arrêtera l'expansion de l'humanité. Grâce à l'énergie du vide, tenue secrète par la CIA, nous coloniserons bientôt Mars. Dieu bénisse la NASA !

C'est ça. Bonjour aux Martiens. Et si par hasard ils ont du pétrole abiotique, dites-leur de nous en envoyer quelques space-tankers.

Il y a forcément une solution !

Ah ? Et pourquoi y aurait-il forcément une solution ? Parce que vous le voulez ? Il serait temps à votre âge de vous défaire du fantasme infantile de la toute-puissance. Je sais, la société de consommation ne nous y encourage pas. Nourris, chauffés, protégés et divertis — aussi longtemps que la carte bleue fonctionne — nous sommes lovés dans les bras mécaniques de la société industrielle comme sur le giron d'une mère. Il n'est pas étonnant que nous consacrions nos efforts à paraître de plus en plus jeunes : glabres, mignons, ludiques, désirables... et puérils devant les difficultés. Nous savoir si fragiles ne rend pas optimiste sur nos chances de survie une fois chassés du paradis de la société de consommation et retombés sur la terre rustique de nos ancêtres.

Et vous avez d'autres bonnes nouvelles comme celle-là ?

Hélas, oui. Il y a d'autres ressources essentielles dont le pic de production approche à grand pas. En vrac : le phosphate (indispensable aux engrais industriels), les céréales (en augmentation constante, mais en déclin par tête depuis 1985), l'eau (indispensable à la fabrication des sodas et des boissons alcoolisées — je le dis pour ceux qui n'aiment pas la flotte), la pêche (prises sauvages en déclin par tête de consommateur depuis 1998, d'où les noms de plus en plus étranges inscrits sur les barquettes des supermarchés), les métaux rares utilisés dans les composants électroniques et les métaux courants (le vol de métal, un très ancien délit, est en plein essor même dans les pays riches). Enfin, le pic de découverte des substances antibiotiques est passé au début des années 1960. Leur utilisation massive dans les élevages industriels, et en second lieu dans la médecine humaine, entraîne une prolifération des variétés bactériennes résistantes qui menace de replacer les maladies infectieuses en tête des causes de mortalité.

Heureusement, il y a certaines choses dont nous disposons désormais en quantités extraordinaires, comme les gaz à effet de serre, des substances radioactives autrefois inexistantes sur Terre, des montagnes — voire des continents flottants — de déchets, et les carcasses fumantes des infrastructures de l'âge industriel.

Alors la fin du monde c'est pour 2012 ?

Non, rassurez-vous, 2012 c'est seulement l'année des prochaines élections présidentielles en France. C'est un événement important pour les autochtones — dont l'issu risque d'être localement catastrophique — mais c'est assurément dérisoire face au déclin global de la production industrielle. Se demander à quel moment nous serons rattrapés par les conséquences du pic pétrolier est cependant la bonne question. À ma connaissance, personne n'a de réponse probante. La réponse sera probablement différente selon le niveau de consommation du pays où vous vous trouvez, votre mode de vie et votre position individuelle dans la société. Les optimistes parient sur un amortissement de la dégringolade grâce à l'action combinée des autres sources d'énergie disponibles (l'Agence internationale de l'énergie remporte la palme en publiant un graphique qui montre le comblement total du déclin des champs pétroliers en exploitation par des champs pas encore exploités et pas encore découverts). Les pessimistes pensent que l'économie globalisée, interconnectée et optimisée est trop dépendante des carburants de transport pour ne pas s'étouffer dramatiquement à la première insuffisance sérieuse. Alors, dix ans ? Vingt ans ? Un an ? Les paris sont ouverts, payables en nature de préférence.

Allez-y, dites-nous ce qu'on peut faire, puisque vous êtes si malin.

C'est le défi rhétorique inévitablement lancé à Cassandre quand on se fatigue d'argumenter contre ses oracles amers : Et qu'est-ce qu'on peut y faire, hein ?. La réponse la plus sincère est d'ouvrir la paume de ses mains, écarter légèrement les bras et hausser les épaules en bafouillant lamentablement : Mais je ne sais pas, moi. Comme je ne me sens pas tenu à une grande probité envers vous — après tout on ne se connaît pas — je relève le gant et distribue des conseils gratuits, à la carte, selon votre profil sociologique.

3. Tiens, justement, en 2014 on commence à mentionner dans la presse et les déclarations politiques la possibilité de réduire les pensions des retraités. Jusqu'à présent, on s'était contenté d'élever les conditions d'accès à la retraite afin que la plupart des actifs de moins de quarante ans ne puisse pas y avoir accès dans vingt ou trente ans. C'était facile, ces classes d'âges ne pèsent guère dans les scrutins, ni aux postes de décision économiques. Mais ça ne résout rien au problème : des baby-boomers nombreux et confortablement pensionnés d'un côté, des jeunes appauvris, précaires et relativement moins nombreux de l'autre. À un certain stade du déclin naturel des générations de l'après-guerre, les politiciens et technocrates jugeront qu'il n'y a plus trop de risques à s'attaquer aux retraités actuels. Cela pourrait arriver vite, dans les toutes prochaines années. Si l'on appartient aux tranches d'âges visées, et que l'on ne veut absolument pas voir cela arriver (cela, c'est-à-dire : si l'on ne supporte pas l'idée de devoir subir le même appauvrissement que le reste de la population), il serait peut-être sage de négliger discrètement les ordonnances de son cardiologue.

Vous êtes jeune retraité : Vous avez vécu la plus étonnante période d'abondance de toute l'histoire. Vous bénéficiez encore d'un système de retraite généreux (vous en avez de la chance) et votre horizon personnel est statistiquement de quinze ou vingt ans. Si l'économie industrielle reste convenablement fonctionnelle dans les vingt ans à venir, ça ne vaut pas le coup de déprogrammer le soir doré de votre existence de consommateur exemplaire, ni de vexer vos certitudes formées durant les Trente glorieuses. Du moins, si votre pension continue de vous être versée. Si l'inflation ne la ratatine pas. Si les couches plus jeunes et moins favorisées de la population ne décident pas tout d'un coup de se servir en biens de consommation à votre domicile. Ou de s'installer dans votre résidence secondaire, faute d'accès au logement. Ou si les partis conservateurs pour lesquels vous votez majoritairement ne décident pas, au vu de l'allègement progressif de votre poids électoral, que les remboursements de vos soins médicaux coûtent décidément trop cher dans un monde en crise3. Bref, ce qu'il reste d'avenir confortable vous appartient, mais ne jouez pas trop les prolongations.

Vous êtes un fan d'automobile, de moto, de voyages lointains : Profitez-en au maximum ! Non, je ne plaisante pas. Si vous ne le faites pas maintenant (acheter à crédit une très grosse voiture, traverser les États-Unis en Harley, prendre une année sabbatique pour faire le tour du monde, etc.), vous risquez de ne plus pouvoir le faire demain. Vous aurez des souvenirs fabuleux à raconter à vos petits-enfants — mais vous ne serez peut-être pas cru. En revanche, il serait sage d'essayer de rapprocher votre domicile et votre activité économique. Le voyage biquotidien bureau-dodo ne fait sûrement rêver personne.

Vous êtes écologiste ou militant de la décroissance : Soyez gentil de nous épargner vos sermons et vos épîtres, qui échouent à prendre en compte ce simple fait : l'espèce humaine est soumise aux mêmes lois biologiques que les autres. En l'absence de prédateurs, de pression épidémique et de limite de ressources, nous avons goinfré et multiplié jusqu'à saccager notre écosystème. C'est complètement normal. A-t-on déjà vu une nuée de sauterelles déclarer un moratoire sur ses bombances végétales ? Des lapins débarqués sur une île sans renard faire abstinence ? Non. Oui, notre intelligence nous place à part. Les oiseaux volent, ça les place à part aussi. Les araignées bavent du câble, c'est vraiment spécial. Et les félins ont des griffes rétractiles, pas nous. Tout ça et l'intelligence, ce sont des moyens tendus vers un même but : cette pulsion de vie qui nous entraîne bêtement vers la mort. Maintenant que vous êtes dispensé de sauver la planète, concentrez-vous sur des buts plus modestes mais atteignables, comme sauver votre cul, celui de votre famille, et éventuellement celui de vos voisins. Ce sera déjà beaucoup.

Vous êtes militant(e) féministe ou LGBT : Vous allez avoir beaucoup de travail pour conserver le niveau de liberté acquis jusqu'à aujourd'hui et lui donner une forme viable dans l'avenir. Car nos droits individuels n'ont pas fleuri hors-sol, mais dans le terreau de la société de consommation où nul individu solvable ne doit sa survie matérielle aux allégeances sociales, communautaires ou familiales. L'électroménager n'a pas libéré la femme — comme en atteste les enquêtes sur la répartition des tâches dans le couple — mais a effectivement diminué la charge du travail domestique, libérant du temps pour l'emploi rémunéré et les loisirs. L'urbanisation nous a soulagé du contrôle social des petits bourgs, de l'ostracisme, du qu'en dira-t-on, des persécutions hiérarchisant les communautés et normalisant les comportements. Or, notre indépendance récente des liens sociaux traditionnels a pour contrepartie notre dépendance d'une économie industrielle en bon état de fonctionnement. À mesure que cette économie s'effritera, nous devrons renouer des relations contraignantes plutôt qu'affinitaires, et peut-être assister à un retour de la spécialisation des tâches par genre (qui n'est jamais vraiment partie, mais s'était quelque peu atténuée). Les mouvements d'émancipation individuelle capables de fonctionner dans cet environnement sont entièrement à inventer.

Vous êtes médecin ou étudiant en médecine : Excellent ! On aura toujours besoin de vous, surtout dans les pires périodes. Mais vous n'aurez peut-être pas à votre disposition les outils médicaux hautement technologiques, l'infrastructure bien organisée et la pharmacopée interminable qui font la fierté de la médecine moderne. Il serait judicieux (et ça ne coûte pas grand chose) de commencer à penser à ce qui peut être préservé de votre art dans un avenir de moins en moins bien équipé.

Vous êtes atteint d'une maladie grave nécessitant un traitement pharmaceutique de niveau industriel : Vous êtes clairement la catégorie de la population la plus lourdement menacée par un avenir désindustrialisé. Le seul espoir que je peux vous proposer serait de militer de toutes vos forces pour que l'humanité concentre ce qui lui restera de ressources sur le maintien des technologies médicales et pharmaceutiques, plutôt que de les gaspiller comme toujours en jouets débilitants (bagnoles, gadgets ostentatoires, armement, etc.). Si vous y parvenez, vous aurez contredit mes affirmations sur la similitude de l'humanité avec les autres espèces animales et son intelligence stupide, et j'en serai très heureux. Mais... mais... moi aussi je peux tomber gravement malade ! Hé, attendez-moi, je veux tenir un bout de la banderole !

Vous êtes un ponte du secteur nucléaire : Si la société industrielle se casse la gueule dans les décennies qui viennent, nous n'aurons jamais les moyens de démonter toutes les installations nucléaires comme prévu. Il nous faut un plan B, permettant d'arrêter proprement les systèmes critiques et de fixer sur place toutes les saloperies radioactives dont nous ne saurons que faire. Je sais que quelqu'un au CEA a commissionné la fabrication d'un papier indestructible, afin de laisser des consignes aux générations futures. Cela montre qu'il y a des gens dans cette industrie qui comprennent que les déchets nucléaires survivront à la civilisation qui les a produits. Mais emballer nos centrales éteintes dans du papier indestructible ne suffira pas. Je les préférerais scellées pour des siècles et des siècles dans d'épais sarcophages de béton armé d'une forme si terrifiante que nul curieux n'osera les profaner.

Vous êtes candidat à un mandat national ou local : Surtout, ne répétez rien de ce que vous venez de lire en public. Ce serait flinguer votre carrière politique que de paraître prendre au sérieux une vision aussi effrayante de l'avenir. En revanche, si vous êtes élu, vous pourrez agir pour favoriser la relocalisation des activités productives, réduire quelque peu la dépendance énergétique de vos services publics, éduquer doucement vos administrés à des comportements d'entraide communautaire, et développer des ressources locales résiliantes telles que l'artisanat et l'agriculture paysanne. Tout cela au nom du développement économique, de la création d'emploi et de la lutte contre le terrorisme, bien sûr.

Vous êtes Américain : En tant que plus grand consommateur de pétrole au monde — quoique dispensant à la majorité de sa population une qualité de vie médiocre — votre pays est malheureusement le mieux placé dans cette partie de luge sur la pente huileuse du déclin énergétique. À voir l'état de vos régions industrielles, de votre système politique et de millions de vos compatriotes déjà privés d'emploi, de logement et de soins, on jurerait que la descente a déjà commencé. Soyez assurés que nous serons très attentifs à vos efforts de pionniers de la décroissance involontaire, que vos échecs nous serviront de leçons (mais pas à nos politiciens), et que les solutions que vous improviserez trouveront peu après leur application chez nous.

Vous êtes Européen : Ne vous moquez pas des Américains sous prétexte que notre version à peine tempérée du capitalisme n'a pas produit ici le même niveau d'absurdités sociales et logistiques. L'Europe est le premier importateur d'énergie au monde. Politiquement, c'est un monstre né sans tête, avec beaucoup trop de petits testicules carriéristes. Sa densité de population élevée n'est pas un atout dans une économie sur le chemin du retour vers les modiques ressources renouvelables. Qui sait si l'Europe ne fournira pas à la seconde moitié du XXIe siècle son principal contingent d'émigrants miséreux ?

Vous êtes étudiant, sur le point de choisir un cursus international : Vous possédez ou êtes en train d'acquérir un haut niveau de formation, vos compétences seront sûrement prisées quelque part, mais pas dans un pays en voie d'appauvrissement. Mon conseil : poursuivez vos études dans un pays exportateur de pétrole, apprenez la langue, faites-vous des relations professionnelles et personnelles, convertissez-vous à la religion locale s'il le faut, prenez compagne ou compagnon sur place. Les pays producteurs de pétrole dont la souveraineté est réelle feront passer leurs besoins internes avant ceux des pays importateurs. C'est sans doute là que la croissance économique subsistera le plus longtemps. Voici les principaux pays exportateurs (pas tous souverains) : Arabie Saoudite, Russie, Iran, Émirats arabes unis, Norvège, Koweit, Nigeria, Angola, Algérie, Irak, Vénézuela, Libye, Kazakhstan, Canada, Qatar, Mexique — faites votre choix.

Vous êtes chercheur en sciences expérimentales : Dans un premier temps vous devriez orienter vos recherches vers n'importe quel thème prometteur d'un avenir énergétique radieux : nanoparticules photovoltaïques biodégradables, moteur à eau boueuse dépolluant, fusion nucléaire à partir des ordures ménagères... Peu importe que la probabilité de succès de votre travail soit immesurablement proche de zéro : tant que subsistera la croyance en une croissance éternelle, on vous subventionnera des deux mains. Dans un deuxième temps vous devriez réaliser qu'une économie décroissante ne peut soutenir longtemps un vaste secteur scientifique et universitaire. Et donc, votre thème de recherche personnel devrait être : Que vais-je faire après ?

4. Depuis l'écriture de ce texte, on a cependant pu observer chez les gouvernements des pays européens en état de délabrement avancé, tels que la Grèce et dans une moindre mesure l'Italie, l'élaboration de mesures fiscales extractives visant à compenser coûte que coûte l'effondrement des recettes fiscales consécutif à l'effondrement de l'activité économique. Face à une bureaucratie prise d'une telle panique budgétaire et incapable de désobéir à ses créanciers, posséder son logement peut augmenter le risque de se retrouver plumé de ses dernières économies, au lieu d'être une sauvegarde contre l'ultime pauvreté. Cela dit, après une douzaine d'années d'inflation immobilière au détriment — une fois de plus — des jeunes actifs, l'inconvénient d'être pleinement propriétaire (tout crédit payé) face à un appareil étatique mis au service de l'avidité privée ne doit pas concerner beaucoup de gens en dessous de cinquante ans.

Vous êtes locataire ou propriétaire... d'un crédit immobilier : N'étant pas propriétaire de votre logement, vous risquez de vous retrouver à la rue en perdant votre emploi rémunéré. La gestion de la crise financiaro-immobilière américaine depuis 2008 est tristement exemplaire : il était contre-productif pour les détenteurs de créances d'expulser à tour de bras les familles en faillite de leurs bicoques en plastique, accentuant l'effondrement du prix de revente de quartiers entiers et précipitant le marché dans l'abîme. Mais ne pas le faire, c'est à dire accepter de laisser la jouissance gratuite de leur domicile à des débiteurs insolvables, aurait créé un redoutable précédent contre la morale d'usurier érigée en finalité existentielle qu'est le capitalisme. Le clou du spectacle est que les banques, assistées docilement par le système judiciaire, ont effectué une large part de ces expulsions illégalement, en fabricant des faux si nécessaire et en fraudant sur les frais d'hypothèque. Il ne faut pas s'attendre à trouver davantage d'honnêteté et de jugeote collective chez les créanciers Européens. Si vous avez la possibilité d'emménager dans un logement plus modeste, dont vous pouvez espérer assumer le coût plus longtemps, ou mieux, dont vous puissiez devenir effectivement propriétaire, cela vous mettra davantage en sécurité que de maintenir à crédit une façade de vie aisé4. Sinon il vous restera les solutions expérimentées aujourd'hui par des millions d'Américains et déjà par de nombreux européens : retourner vivre chez vos parents, dormir dans la voiture, forcer la porte d'un bâtiment vide, dresser une cabane ou une tente dans les bois.

Vous êtes pilote de ligne, conseiller génétique, gestionnaire de communauté, créateur de produits financiers, responsable des achats internationaux, consultant en dégraissage, chargé d'affaire en restructuration de dette, collecteur de fond pour embryon d'entreprise innovante, directeur des ventes en ligne et du référencement, optimiseur tarifaire, chef de projet communication durable, expert en bilan carbone, clinicien liposuceur, fructificateur de portefeuille de propriété intellectuelle, concepteur d'univers virtuel, etc. : J'espère sincèrement que vous avez une autre corde à votre arc, car je ne vois pas ce que l'on pourra faire de vous dans une société humaine de moins en moins capable de nourrir des professions obsolètes et des fonctions évanescentes.

Vous êtes menuisier, ébéniste, serrurier, céramiste, maçon, couvreur, ferronnier, bottier, tailleur, couturier, cuisinier, boucher, agriculteur, etc. : Votre métier existait avant l'âge du pétrole, il existera certainement après. Tâchez seulement de conserver les outils manuels et les pratiques artisanales qui peuvent fonctionner dans une époque de basse énergie.

Vous êtes bricoleur : Et si, au lieu de refaire pour la cinquième fois la décoration, vous vous appliquiez à améliorer l'isolation de votre domicile ? Pic pétrolier ou pas, cela diminuera votre facture de chauffage tous les hivers prochains.

Vous êtes parti précipitamment au supermarché remplir un chariot de pâtes, d'huile, de sucre et de boites de conserve : Avoir quelques réserves dans ses placards peut compenser de brèves pénuries alimentaires. Mais la nourriture ne peut se garder indéfiniment : en plus d'être une ressource non-renouvelable quand les rayons demeurent obstinément vides, la boite de conserve est une ressource périssable. Au lieu de laisser pourrir votre surplus de boustifaille, allez en offrir à vos voisins en expliquant que vous avez gagné un super panier de la ménagère dans une kermesse. Ils auront sûrement envie de vous rendre service aussi, et c'est ce genre d'échange local qui vous sauvera.

Vous adorez le jardinage : Formidable ! Dans un avenir au ravitaillement incertain un potager vous fournira un complément alimentaire, un moyen d'échange et de socialisation avec vos voisins, et une occupation réconfortante après votre exclusion de l'économie formelle. Cette pratique du jardinage alimentaire a sauvé de nombreuses familles russes lors de l'effondrement de l'Union soviétique. Vous n'avez pas de jardin ? Cela peut se trouver, en périphérie de votre ville. Une grande terrasse ou une cour peuvent aussi accueillir des cultures en pot. Seul impératif : éviter de reproduire en miniature les travers pétromaniaques de l'industrie agroalimentaire (mécanisation, engrais, pesticides).

Vous êtes moi (je compatis) : Je suis aussi accroché que n'importe qui à mon confort, ma routine rassurante et mon activité professionnelle. J'ai même lancé, en connaissance du risque, un projet qui ne résistera pas une récession économique, ou a une simple rupture d'approvisionnement en haute technologie. J'espère que les cinq années à venir ne recèlent pas de trop méchantes surprises. Surtout, j'espère qu'elles me permettront de délaisser le mode de vie facile mais névrotique dans lequel la plupart d'entre nous s'étiolent sans l'admettre. Étant plus pessimiste que la moyenne, je crois être en avance sur la plupart d'entre vous dans l'acceptation des changements dramatiques qui nous attendent — nous, et pas seulement les générations futures. Je n'ai cependant pas écrit ce texte pour vous convaincre de voir le monde à ma façon — c'est votre vie, c'est votre affaire — mais pour enrichir votre mémoire d'une narration jusqu'à présent atypique, qui vous préservera d'une incompréhension paralysante quand le vacillement de la lumière artificielle laissera place à la nuit. •