Si vous maîtrisez l'anglais américain...

Le texte original : A Yard Sale in Chernobyl.

Les essais de Joe Bageant sont joliment mis au format PDF par le site Coldtype.

Joe bageant est né en 1946 à Winchester en Virginie. Vétéran du Vietnam et du mouvement hippie, il a débuté sa carrière de journaliste en chroniquant la contre-culture des années 1970. Ses essais politiques publiés sur l'internet anglophone lui ont conquis un vaste public •

Un vide-grenier à Tchernobyl

Par Joe Bageant
2 août 2009

C'est seulement un système, a-t-elle dit, tandis que nous flottions à travers les rues intérieures tentaculaires, étincelantes de marchandises, du supermarché. C'est l'enfer ! C'est un sacré bon Dieu d'enfer à zombies, de gaspillage et de gloutonnerie, ai-je pensé pour moi-même, avant que le vertige habituel m'enveloppe complètement. De retour des marchés d'Amérique centrale1, simples et intelligibles, des bodegas2 et des vendeurs ambulants, l'effet de ce lieu de commerce américain des plus communs était, comme toujours, un vertige. Des battements lumineux à vous casser la tête sur des pyramides d'œufs en plastique, comme si c'était pour incuber leur couvée de bas pour femmes à l'intérieur, des douzaines de dentifrices, des poulets morts biens récurés, des paniers criards de fleurs trop parfaites, des cellophanes, du papier pour le visage, le cul et emballer les cadeaux, rangée après rangée de légumes et de fruits polis, dressés comme des soldats attendant l'annihilation des salades ou des fours de Casserolie.

1. Joe Bageant vit au Bélize, un petit pays anglophone au sud du Mexique. Lire à ce sujet : Sous le manguier bleu et Évadé de l'Amérique.

2. Des commerces quelque peu similaires à nos épiceries arabes (bien qu'aux yeux des Béliziens ils passent probablement pour des hypermarchés).

3. Une marque de chips apéritives, également vendue en France, qui génère, dit-on, un milliard de dollars de chiffre d'affaire annuel.

4. Walter Whitman fut l'un des plus importants poètes américains du XIXe siècle. Irwin Allen Ginsberg le mit en scène dans son propre poème : A Supermarket in California.

Et toutes ces conversations étouffées ou pas si étouffées des clients à téléphone portable, celle-ci consolant quelqu'un à la base-capsule :

Oh, je suis tellement désolée chéri, mais je pense qu'ils ont arrêté de faire les Pringles3 goût ranch. Je suis tellement désolée. Vraiment. Les deux parties semblaient véritablement désemparées.

Et j'imagine Allen Ginsberg dans ce supermarché, comme il imagina Walt Whitman4 dans un supermarché de Californie se demandant, comme Allen se demandait : Quel sphinx de ciment et d'aluminium a défoncé leur crâne et dévoré leur cervelle et leur imagination ?

Les travailleurs du rayon viande en blouse blanche tachée de sang récitent leur litanie programmée par l'entreprise : Bienvenue chez Lion alimentation. Comment puis-je mieux vous servir aujourd'hui ? Je ne peux pas m'empêcher de politiser de tels moments, alors je dis : Humiliant, hein, de dire ça mille fois par jour à des gens qui veulent juste qu'on les laisse faire leurs courses ? Une fois de temps en temps je reçois un regard de connivence, mais habituellement ils ne réagissent pas, parce que les caméras couvrent chaque pouce des lieux.

Seul le garçon mongolien avec un sac sur la tête semble heureux d'être ici. Son sourire est un profond vide mystérieux. À quoi cela doit-il ressembler d'être si peu déconcerté, d'être dans un autre pays de l'esprit ? Quel sphynx gouverne sa République d'un seul ? A-t-elle le même visage affairiste inconnaissable que celui qui gouverne notre obéissance à celle-ci ?

5. Howl.

C'était au triomphe spectral de l'affairisme qu'Allen Ginsberg se référait dans le poème épique Hurlement5 :

Moloch, dont l'esprit est pure machinerie !
Moloch, dont le sang est un flot d'argent !
Moloch, dont les doigts sont dix armées !
Moloch, dont la poitrine est une dynamo cannibale !
Moloch, dont l'oreille est une tombe fumante !

6. En français dans le texte.

Le monde à cette époque, 1956, comprenait ce que Ginsberg disait. Autour de la planète, Hurlement demeure le poème américain le plus connu du XXe siècle. Ici cependant, dans la République d'amnésie, Hurlement s'est presque perdu au milieu des crépitements de bruit numérique du moment immédiat. Le glapissement à cul velu pour l'humanité d'Allen ne va tout simplement pas bien avec le décor6 épilé de notre esthétique américaine actuelle.

7. Dans le texte : alleged blackness.

Le président Obama comprend l'insipide esthétique américaine, pas si récente. Si bien qu'il a fait faire une lecture à son investiture par le pire des poètes, mais le plus politiquement correct et certifié par les autorités, Elizabeth Alexander. (Nous rencontrons autrui dans les mots, épineux ou lisses, murmurés ou déclamés, des mots à considérer, à reconsidérer.) Comme le langage apaisant et ambigu du super État affairiste, ça sonne comme si ça voulait dire quelque chose. Ce qui est suffisant pour une commande du gouvernement. Plus important : elle a été approuvée par les autorités appropriées et elle est accréditée et diplômée par l'université de Yale pour pratiquer la poésie. Le thème mercatique de l'évènement était la prétendue négritude7 d'Obama. Alexander est quelque peu noire aussi, mais pas assez noire pour faire fuir le commerce. Bienvenue dans la domination de l'esthétique des affaires. Les gens lettrés dans le monde entier ont trouvé que la lecture d'Alexander était comme l'un de ces prouts qui vous mettent la larme à l'œil, au cours duquel on attend simplement, jusqu'à ce qu'il explose. Pourtant, des millions d'Américains ont écouté et pleuré, en accord avec le thème mercatique, presque sur commande, heureux d'être nés en Amérique, où un homme noir peut être élu président. Personnellement, j'étais si sacrément désolé que j'ai renoncé au bourbon pour le mois.

8. Dans le texte : Fat City, the beacon of bacon.

Si vous le demandez, vous trouverez certainement que la plupart de nos concitoyens sont en effet heureux d'être nés en Amérique — à Grasseville, le phare du lard8. La grande République du buffet à volonté, vingt quatre heures sur vingt quatre, sept jours sur sept, où vous pouvez entrer sans un sou en poche et acheter une voiture, ou même, jusqu'à la débacle du crédit, une maison. Les gens immigrent juste pour cela : pour posséder davantage de biens et de marchandises qu'il leur était précédement possible (c'est à dire aucun, que dal) ; ou pour accumuler de l'argent pour s'assurer de telles marchandises dans l'avenir. Ou pour échapper à la machinerie politique qui les prive de marchandises, et les tue quelque fois s'ils objectent. Un manque fondamental de démocratie, comme on nous le rappelle constamment. J'ai rencontré quelques personnes authentiquement affamées, de mon temps, et pour être sincère, la démocratie était la dernière chose qu'elles avaient en tête.

9. Écocide : néologisme combinant le préfixe éco- (maison) comme dans écosystème, et le suffixe -cide (tuer) comme par exemple dans suicide.

Cependant, elles croyaient généralement au discours vendeur du libre marché américain, concernant un endroit de profonde abondance avec des opportunités à foison, ou au strict minimum, avec plein de produits comestibles. Et depuis leur expérience et leur perspective, il y a sûrement une part de vérité dans cette affirmation. Pour la plus grande part, ces immigrants n'étaient absolument pas concernés par l'épuisement des ressources ou l'écocide9 inhérent à un système capitaliste surchauffé, conçu pour brûler la plus grande part possible de la planète le plus vite possible, afin de générer le plus de marchandises possibles pour faire du fric le plus vite possible. Montrez-leur l'argent et la viande ! Si j'étais un citoyen moyen d'Haïti ou de Somalie, je penserais pareil.

10. Le tamale est une papillote amérindienne à base de farine de maïs, enveloppée dans des feuilles de bananier plantain.

11. La panade est un chausson de pâte de maïs fourré de poisson frit, de viande ou de haricots.

Mais même les gens plus chanceux parmi eux croient au battage. Mon ami Rodrigo en Amérique centrale, qui n'est pas en danger de mourir de faim parce qu'il possède une paire d'étalages ambulants de tamale10 et de panade11, dit : Une nouvelle voiture, c'est pour ça que je veux aller en Amérique. Une voiture et un appartement avec l'une de ces choses qui montent et qui descendent dans les immeubles.

Un ascenseur ?

Si ! Un ascenseur. En verre !

12. Pier 1 imports est une chaîne de magasins d'ameublement et de décoration.

13. Dans le texte : on the plastic — le plastique de la carte de crédit.

14. Les grandes banlieues pavillonnaires, peuplées par la classe moyenne.

15. Dans le texte : free box, un carton d'objets usagers gratuits, encore utilisables mais dont on veut se débarrasser sans prendre la peine de les vendre.

Quand je retournerai là-bas, je serai désolé de dire à Rodrigo que nous avons mis la clef sous la porte avant qu'il ait eu son tour en ascenseur de verre. Mais s'il a besoin d'un porte-bouteilles à vin huit bouteilles de chez Pier 112 ou d'une étagère à livres en aggloméré qui penche résolument vers la droite, nous pouvons l'arranger tout de suite. L'Amérique est un grand vide-grenier maintenant, alors que nous tournons la page du capitalisme industriel, seulement pour découvrir que tous nos voisins étaient aussi fauchés que nous. Que tout était sur l'ardoise13, les meubles, le vin, les jouets numériques, le matériel de camping qui n'a jamais servi. Il y a quelque chose d'étrangement triste dans ces dizaines de milliers de ventes du samedi matin dans les banlieues14. Il y a rarement le moindre acheteur, même pas beaucoup de gens pour prendre le bric-à-brac gratuit15 — seulement des vendeurs. Un silence atypique est suspendu dans l'air, et il y a le sentiment d'un désastre indicible récent de proportions immenses, quelque chose comme un Tchernobyl qui aurait tout laissé debout.

C'est seulement un système, me suis-je dit pendant la couverture permanente du cadavre de Michael Jackson, profondément méfiant de ce que tant de millions d'Américains soient vraiment désemparés par la perte de cette poupée de chair médiatique bizarrement mutée. Morbidement curieux peut-être, mais pas désemparés. Il y a eu les rituels tributaires hautement cérémonieux, les incantations soigneusement écrites et répétées sur comment Jackson a fait avancer la cause globale de l'égalité raciale vers de nouveaux sommets. Même Nelson Mandela l'a dit. Pourquoi est-ce que je ne partage pas cette grande et tragique émotion des masses ? Cet événement de l'actualité aux conséquences apparemment massives ?

16. Il s'agit du républicain Bob Allen, alors membre du parlement de Floride et auteur, entre autres, d'une proposition de loi visant à durcir la répression des actes sexuels dans les lieux publics. Allen avait joint un billet de vingt dollars à sa proposition conciliante de fellation. Pas de chance, le récipiendaire était un policier en civil.

17. Katie Couric est une journaliste vedette de la télévision.

18. Ben Shalom Bernanke est le président de la Réserve fédérale des États-Unis (la banque centrale américaine).

Un politicien trempe son dard dans le mauvais pot à miel, et ça passe pendant des jours, meurt, puis reviens des mois plus tard quand le pot de miel le traîne en justice pour avoir du soutien matériel, et que sa femme demande le divorce. Un parlementaire16 propose une pipe à un Noir dans des toilettes publiques parce que : j'avais peur de lui et je voulais être conciliant. Un piètre spectacle et la bouffonnerie distrayante de notre folie, ainsi que les dernières raisons pour lesquelles nous devrions avoir peur, sont le grain primaire de la division des médias de divertissement appelée les informations.

Mais nous ne recevons que rarement ou jamais des nouvelles ou de l'information sur l'échelle globale de l'authentique urgence à laquelle fait face l'humanité. Les mauvaises nouvelles sont mauvaises pour les affaires, par conséquent on dit qu'elles sont mauvaises pour vous et moi. Nous acceptons tous que la confiance du consommateur soit la fondation de tout le tralala, le jeu de confiance qu'est le capitalisme. Donc la confiance et l'optimisme joyeux sont obligatoires parmi les signes entre citoyen-consommateur et producteur. Volontairement nous corrigeons notre attitude, nous dédaignons, critiquons ou ridiculisons ce que nous percevons comme des gens négatifs. Nous roulons à travers les parcs de stationnement vides, les lotissements abandonnés, les réseaux de caméras et de flics à pistolet-radar, pistolet électrique et vrai pistolet tous les quelques pâtés de maison, insensibles à tout cela, écoutant la propagande commerciale du gouvernement officialisée par Katie Couric17 et Ben Bernanke18. Tout comme nous ils ont intériorisé le système comme une question d'éducation et de professionalisme. Mais contrairement à nous, ils l'ont fait à un degrè assez effectif pour justifier une rémunération à sept chiffres.

19. Facebook (trombinoscope) est l'un des principaux sites de type réseau social.

20. America Online est un fournisseur d'accès à l'internet.

Quelque part tout en bas de l'échelle de la machinerie de propagande, nous trouvons le gars ou la fille anonyme qui écrit la daube qui rend le chargement de la page d'accueil de notre navigateur si lent. Le gros titre d'hier sur mon navigateur était : Facebook19 déteriore-t-il la productivité américaine ? (ce qui pose la question de savoir s'il y a une quelconque production à déteriorer). À un certain niveau il faut se demander qui, bon Dieu, a mis cet article là et pour quelle raison. D'un autre côté, l'article contenait un lien vers Facebook. Était-ce un petit acte de rebellion personnelle chez AOL20 ? Un message de l'État affairiste ? Ou un coup monté de Facebook pour diriger le trafic dans sa direction ? En toute vraisemblance cependant, c'était juste une autre merde insignifiante, générée par un gamin pigiste chez AOL, un type qui a l'un de ces trucs rares en Amérique ces temps-ci, un boulot, parqu'il n'a déjà intériorisé le système que trop bien. En tout cas, mon attention a été momentanément détournée, aspirée dans le monde d'AOL, piégée depuis je ne sais quel autre monde, mais certainement un monde lourd de paranoïa, ou au moins d'hyper-suspicion, si l'écran d'un navigateur peut susciter tant de spéculation sur ses motivations.

21. La Federal Emergency Management Agency est un organisme public chargé d'intervenir lors des situations de catastrophe. Depuis son intégration au Department of Homeland Security — le ministère chapeautant toute chose sécuritaire aux États-Unis depuis les attentats du 11 septembre 2001 — et tout particulièrement depuis sa prestation lors du passage de l'ouragan Katrina en 2005, la FEMA s'est forgée auprès du public américain une solide réputation d'incompétence.

En parlant de motivation, il y a ceux qui s'inquiètent qu'une police d'État autoritaire américaine encercle un jour les gens, les déplace géographiquement dans des camps éloignés, tels que les camps éparpillés de l'Agence fédérale de gestion des urgences21 du Département de la sécurité de la patrie. Mais la géographie physique n'est pas la seule géographie. Il y a une géographie de l'esprit aussi, où un autre genre d'internement infernal peut être conduit. Un internement sans barbelé ni sirène mais sûrement aussi confinant à sa manière, aussi glaçant pour l'âme que n'importe quel camp de concentration. Un internement avec plein de choses à manger et rempli de distractions et de diversions suffisantes pour noyer les alarmes et les sirènes qui se mettent à sonner à l'intérieur des hommes libres, à l'odeur de la tyrannie. Si un encerclement des Américains est réel, alors il a commencé il y a des années. Et pour autant que je puisse dire, tout le monde y est allé paisiblement, chacun seul, comme un enfant, dont la plus grande préoccupation en ce jour, quand les portes se sont fermées, était l'absence de Pringles au goût ranch •