Si vous maîtrisez l'anglais américain...

Le texte original : Most Americans are afraid to feel outrage.

Les essais de Joe Bageant sont joliment mis au format PDF par le site Coldtype.

Le journal en ligne de Ken Smith.

Si vous avez manqué le début...

Ces lettres répondent au texte : Un temps de vieux chiens.

Joe bageant est né en 1946 à Winchester en Virginie. Vétéran du Vietnam et du mouvement hippie, il a débuté sa carrière de journaliste en chroniquant la contre-culture des années 70. Ses essais politiques publiés sur l'internet anglophone lui ont conquis un vaste public •

La plupart des Américains ont peur de s'indigner

Par Joe Bageant & Ken Smith
19 juin 2008

L'histoire du délinquant sexuel condamné Stokes (Un temps de vieux chiens) a causé une avalanche de courriels poignants et souvent terrifiants, décrivant d'autres victimes de notre système. Certaines n'ont que dix ans, d'autres sont des mères célibataires qui travaillent ou des retraités dont les vies ont été ruinées par notre État de plus en plus répressif. Un État qui tire de plus en plus de profit en infligeant de la souffrance à ses citoyens à travers un nombre toujours croissant de lois et de réglements.

La majorité des Américains ne ressent rien des persécutions organisées par l'État contre leurs concitoyens. Ils ne ressentent rien parce qu'ils ont peur de se permettre de se sentir indignés. Et parce que leur gouvernement les a conditionné à ne pas ressentir de colère publique. Il y a des conséquences sociales (être exclu) si l'on dit de telles choses à voix haute. Il y a même encore plus de conséquences si l'on agit selon ces sentiments là. Les citoyens sont profondément effrayés par ces conséquences. La conclusion est qu'ils ont peur de leur gouvernement.

Mais, aussi longtemps que ces citoyens prétendent que rien n'est en train de se produire, ils croient qu'ils sont en sécurité. La sécurité, croient-ils, c'est d'être sous le radar de l'administration, que ce soit le fisc, l'immigration, ou le flic dans le rétroviseur. Malheureusement, à la fois le radar et l'administration appartiennent à un État de surveillance et de répression en expansion. Alors rester sous le radar signifie se plier davantage toute sa vie.

Et puis un jour il devient impossible de se plier plus bas. La botte descend aussi bas que possible sur la terre impitoyable. La botte commence à broyer les gens simplement par despotisme écrasant. Même si les gens tendent à donner au despotisme un visage et un nom, le despotisme n'est pas un homme, ni une femme, ni un gouvernement. C'est une atmosphère, un environnement, un monde auquel est accordé la permission d'exister par les gens dont la culture et l'esprit sont rendus nécrotiques par la peur. Dont la capacité de compassion, de respect, de révérence même, pour la liberté d'autrui, et par conséquent pour la liberté, s'est éteinte.

La nuit totalitaire ne tombe pas tout d'un coup sur les gens. D'abord vient l'ambivalence, puis l'engourdissement, puis la botte. Appelons cela notre crépuscule grandissant. Quand le crépuscule se terminera, il n'y aura que des gémissements anonymes dans l'obscurité. En fait, on peut même les entendre dans ce crépuscule. Voici des extraits de quelques lettres de plus que Ken et moi avons reçu concernant l'utilisation des lois contre les citoyens. À mon avis, ils constituent de tels gémissements.

Un garçon agé de dix ans qui a été livré aux Services de la protection de l'enfance pour s'être déshabillé avec son frère de six ans pour comparer leur pénis (un incident isolé qui est arrivé lorsqu'il visitait son père — la belle-mère a appellé les Services de la protection de l'enfance). Il a fini par être inculpé pour agression sexuelle, a dû suivre une assistance psychologique de crise, a été placé en probation, et a dû s'inscrire comme délinquant sexuel jusqu'à l'âge de vingt-trois ans. À cause de son statut de délinquant sexuel, lui et sa mère ont été expulsés de leurs logements. Il a quitté l'école en classe de seconde parce qu'il ne pouvait pas supporter les railleries de ses camarades. Bien qu'il ait été mineur, sa photo et ses informations personnelles ont été mises sur le site publique des délinquants sexuels, comme le sont les photos de tous les délinquants sexuels mineurs. Il n'a jamais pu réaliser son rêve d'entrer dans la Marine, et il perd souvent son boulot quand ses employeurs découvrent son statut d'ex-délinquant. En tant que délinquant sexuel il a l'obligation de se ré-inscrire dès qu'il déménage. Une fois son père a déménagé, et il ne l'a pas notifié aux tribunaux, alors pendant une visite avec son père il a été arrêté pour défaut d'inscription et a fini par passer quarante six jours en prison parmi des violeurs récidivistes et des meurtriers. Tout cela soi-disant parce qu'il a eu un comportement infantile, montre moi la tienne et je te montrerais la mienne, quand il était un enfant. Et c'était un garçon qui, d'après sa mère, était un petit bonhomme éveillé, plein de potentiel et qui n'avait jamais eu d'ennuis auparavant. Regardons les choses en face, quand un gamin qui veut innocemment comparer son pénis avec celui de son frère est traité comme un monstre qui aurait violé et sodomisé sa victime sous la menace d'un couteau, nous sommes peut-être juste un brin sur-réactifs quand il s'agit de la sexualité des enfants dans notre société.

Je vis dans la péninsule de Floride. Nous venons d'avoir une affaire où un fille de dix-sept ans a eu un bébé. Seule et sans l'aide de personne. Le bébé est né avec une malformation à la naissance qui, pour le dire délicatement, l'a fait naître agonisant. Quand elle a finalement gratté assez d'argent pour emmener l'enfant chez un docteur, l'État a pris le bébé et a inculpé la jeune mère pour maltraitance d'enfant. Tous les docteurs ont juré que le problème de l'enfant était la malformation à la naissance. Après trois semaines et un procés dans lequel elle a été acquitée, l'État dans sa grande clémence lui a rendu le bébé et a dit désolé pour cela. Le bébé est mort deux jours plus tard.

1. Wackenhut Corporation est une importante société de sécurité fondée dans les années 1950 par un agent du FBI.

2. Un pléthysmographe mesure le volume sanguin dans un organe.

3. Dans le texte : sexually graphic material. En France on dirait plutôt : des photos de cul...

Robert était menacé par l'employée de la Justice juvénile d'être envoyé en détention juvénile s'il ne se dépêchait pas de finir le traitement. Elle a ensuite éprouvé le besoin de raconter à Robert qu'elle avait été employée à Wackenhut1 et pendant qu'elle travaillait là-bas, un groupe de garçons avaient traîné un autre garçon dans une pièce et l'avait sodomisé jusqu'à ce que son rectum sorte et qu'il saigne à mort. Le traitement dans ce centre de détention inclut de la torture et des techniques expérimentales de modification du comportement. Et des écoutes secrètes. On a fait écrire à Robert un scénario déviant et un scénario sain. Il a lu cela à haute voix dans un enregistreur. Quand il était excité, il devait ouvrir une capsule d'ammoniaque et inhaler profondément. Les membres du personnel écoutaient ces enregistrements pour s'assurer qu'il suffoquait. Cela signifiait qu'il le faisait convenablement. Robert a souffert de saignements de nez horribles pendant des mois après être rentré à la maison. Et puis il y a les pléthysmographes2. C'est un examen où les garçons plus âgés sont emmenés hors des locaux. Un anneau avec des capteurs est placé sur le pénis du garçon et on lui montre du matériel sexuel graphique3. Robert était trop jeune pour faire cela, mais il est sorti des locaux avec deux autres garçons et un membre du personnel pour servir de chaperon. C'était nécessaire parce que le membre du personnel en question était accusé par un garçon noir homo d'avoir eu des rapports oraux et anals avec lui dans les toilettes des locaux où ils font les pléthysmographies.

Il y a à peu près un an et demi ma sœur et son mari se sont fâchés. Elle a fini par prendre son propre appartement. C'est arrivé au point où elle est passée près de leur maison une fois, et elle a jeté une pierre dans la fenêtre du porche, par dépit. Il a appellé la police par dépit. La pierre n'a même par cassé tout le truc, juste fait un trou de deux pouces dedans. La police a émis un mandat pour son arrestation. Ma sœur s'est présentée d'elle même, et s'est trouvée confrontée à de multiples charges incluant atteinte à l'ordre public, vandalisme et violence domestique. Les procureurs aiment faire de nombreuses charges dans l'espoir que quelques unes restent, ou dans l'espoir que l'accusé sera plus enclin à plaider coupable et que les plus sévères seront abandonnées. Ma sœur a plaidé coupable pour éviter une peine de prison. Elle n'a pas combattu les charges. Elle a dû aller à des cours coûteux sur la violence domestique pendant six mois, ce qui lui a coûté une paire de milliers de dollars en tout. Elle a dû rencontrer un officier de probation et se soumettre a des tests d'urine. Il lui était interdit d'utiliser des drogues ou même de l'alcool. Elle a dû se soumettre a des tests de drogue aléatoires, où la police se pointait chez elle et lui demandait de soumettre un échantillon d'urine. Elle a dû renoncer à son droit de posséder une arme à feu pour le reste de sa vie. Et bien sûr, elle a maintenant un casier judiciaire qui inclut la violence domestique, alors la moitié de ses possibilités de boulot sont parties. Tout cela est arrivé parce que son mariage a tourné à l'aigre, qu'elle a jeté une pierre dans une petite fenêtre sous le porche de sa propre maison parce qu'elle était en colère et mortifiée, et que son mari voulait qu'elle ait un casier judiciaire au cas où ils finissent par divorcer. Le système judiciaire dans ce pays est une plaisanterie. Il n'a aucune légitimité morale, seulement la menace de la force (emprisonnement, casier judiciaire, etc.) pour le soutenir.

4. Un château en imagination, en fait une cabane ou une cachette d'enfant.

Il y a eu une enquête sur une situation concernant un fort4 que mon fils et ses amis avaient à deux blocs de chez nous. Une travailleuse sociale m'a demandé si j'étais au courant de ce fort. Je n'étais pas au courant. Elle a dit que c'était parfaitement normal d'avoir un fort à cet âge et qu'elle n'y voyait pas d'inconvénient. J'ai demandé plus tard et reçu une copie du dossier des Services de la protection de l'enfance en 2005. Il faisait plusieurs pouces d'épaisseur. Le résumé de l'incident du fort affirmait qu'il avait été allégué que Robert avait été pris étendu sur une fille avec son pantalon baissé ; les allégations disaient aussi que Robert essayait d'attirer les petites filles dans son fort pour des activités sexuelles inappropriées. Robert avait neuf ans et demi en octobre 2002.

5. Dans le texte : court referee et attorney.

J'avais remarqué à la permanence du Centre d'assistance à l'enfance qu'il y avait une liste de noms pour le conseil d'administration. L'officier judiciaire et le procureur5 attitrés de mon tribunal étaient tous les deux au conseil d'administration. Le Centre d'assistance à l'enfance avait le plus grand contrat de foyer d'accueil du comté. C'était un conflit d'intérêt majeur.

Le juge de probation du tribunal du comté qui a pris mes deux ainés des années plus tôt faisait l'objet d'une enquête par l'Office administratif du tribunal d'État pour détournement de plus de huit cent soixante-seize mille dollars sur le Fond d'accueil de l'enfance. Le juge a pris sa retraite depuis, avec une pleine pension, et on a fait rembourser par les contribuables l'argent dû à l'État. Tout cela était documenté dans les journaux locaux.

Le 27 septembre 2007, mon fils est allé en prison. Il a été condamné pour cinq chefs d'accusation de racolage de mineur assisté par ordinateur. La fille avait quinze ans. Mon fils avait vingt-deux ans à ce moment. Ils ont bavardé pendant dix-huit mois, seulement bavardé ! Pas du tout un bavardage prédateur, il ne cherchait pas des victimes et il n'a jamais su où elle vivait, ne l'a jamais rencontrée en personne, il ne l'a jamais touchée ; mais pour avoir dit la mauvaise chose en ligne, il a été condamné à trois ans de travail forcé et doit ensuite s'inscrire comme délinquant sexuel pendant vingt-cinq ans. La question est : la punition correspond-t-elle au crime ? Il n'avait aucune idée que c'était illégal, ni personne à qui j'en ai parlé. La Louisiane veut désespérément remplir ses prisons et s'assurer d'obtenir cette subvention du gouvernement. Mon fils a plaidé coupable parce qu'il aurait pu recevoir jusqu'à cinquante ans de prison pour son crime. C'était son premier délit, il n'a jamais eu d'ennuis avant et a toujours suivi la loi à la lettre. Jusqu'ici Eric s'en sort bien en prison. Il appelle aussi souvent qu'il le peut. Les prisonniers ne peuvent acheter que certaines cartes d'appel d'une certaine compagnie — la prison fait du profit dessus. Il achète des nouilles en boite pour presque un dollars pièce parce que parfois il a encore faim après le repas et qu'il peut les mettre dans une tasse avec de l'eau chaude et les manger pour se remplir.

(La mère d'Eric a rendu publique sa campagne dans un effort pour obtenir la justice pour son fils. Elle a lancé un site qui donne les détails et les progrès de l'affaire d'Eric. Allez à Changing the Law — et assurez vous de cliquer sur le lien updates pour lire les conditions impossibles imposées à Eric quand il sera finalement relâché. Il ne peut pas passer ou se trouver à moins de cent cinquante mètres d'une école ou d'une église, ce qui est presque impossible dans l'est du Texas.)

Et ainsi de suite.

Les lettres continuent d'arriver, la plupart de mères, des lettres implorantes, fébriles et emplies de la douleur d'Américains espérant que quelqu'un finira par entendre. Espérant que la main de l'assistance sera tendue par un citoyen inconnu. Aussi sinistre que sont en train de devenir notre pays et notre société, ce n'est pas impossible. Un bienveillant avocat de New York a offert de payer la défense légale de mon ami et voisin Stokes dans l'affaire de maltraitance animale •

Dans l'art et le travail,
Joe

En tant que fantassin de la toile postant les histoires d'injustice à fendre le cœur ci-dessus, je vais ajouter un exemple de plus, mais c'est une histoire avec une fin positive.

Il y a plusieurs années, je rendais visite à un ami au Danemark. Nous sommes allés diner et puis au pub. Au pub bondé, j'ai entendu à la table voisine l'accent caractéristiquement américain d'un jeune homme, appelons-le Carsten, la petite trentaine, qui parlait danois un peu plus tôt. J'étais curieux, je me suis présenté, et j'ai demandé comment il se trouvait parler parfaitement couramment à la fois le danois et l'anglais américain.

Carsten m'a raconté qu'il était né et avait grandi en Californie. Sa mère était née au Danemark et avait émigré en Amérique quand elle était petite fille avec ses parents. Lorsqu'il était enfant et adolescent, Carsten avait passé de nombreux étés en visite chez des cousins ou d'autres parents au Danemark, et c'est pendant ces visites, jeune, qu'il avait appris le danois.

6. Dans le texte : a bunch of his college fraternity brothers.

7. Le 4 juillet est le jour de la commémoration nationale de la déclaration d'indépendance de 1776.

8. Le sheriff est un officier de police élu sur un comté (county, la division administrative d'un État). Les shérifs délégués sont les officiers placés sous sa responsabilité.

Bondissons en avant d'une douzaine d'années. Avec une bande de camarades du club universitaire6, il se trouvait dans un parc public pour le pique-nique du 4 juillet7 et les feux d'artifice. Il ne devrait surprendre personne que des jeunes hommes à un pique-nique boivent beaucoup de bière. Après la tombée de la nuit, plutôt que de parcourir la distance jusqu'aux toilettes portables, Carsten décida d'uriner dans les buissons. Carsten disait qu'il n'avait même pas atteint la phase égoutter et secouer qu'une demi-douzaine de shérifs délégués8 de la division narcotique sont sortis de nulle part et l'ont plaqué. Apparemment, les officiers étaient là dans l'espoir d'attraper quelqu'un fumant de la marijuana.

Comme les officiers n'ont découvert aucune drogue illégale sur Carsten, au lieu de cela il a été arrêté et inculpé pour exhibition indécente devant un mineur. La justification de cette charge était que de l'autre côté des buissons il y avait des filles scouts. Carsten a dit qu'il ne savait pas que les jeunes filles se trouvaient de l'autre de l'autre côté des buissons et que même en pleine lumière du jour il n'aurait pas été possible de voir quoi que ce soit ou quiconque à travers l'épais feuillage. Mais, c'était le chef d'inculpation — exhibition indécente devant un mineur.

Les parents de Carsten l'on fait libérer sous caution. Il affrontait un procès et une condamnation presque certaine, qui aurait inclu l'obligation qu'il s'inscrive comme délinquant sexuel. Le reste de sa vie était en voie d'être ruiné. Au lieu de cela, il a laissé la caution. En quarante-huit heures, ses parents lui avaient acheté un aller-simple pour le Danemark. C'étaient il y a une douzaine d'années, et la dernière fois que je lui ai parlé, Carsten n'avait pas le projet d'essayer de rentrer un jour aux États-Unis.

Laisser la caution et partir pour un autre pays est une réaction drastique et illégale, mais dans le cas de Carsten il semble que cela ait été la meilleure décision. Il est maintenant marié, a deux filles et un poste de carrière en tant que programmeur — pour une agence de maintien de l'ordre danoise, certainement un boulot qu'il n'aurait jamais eu s'il était resté aux États-Unis.

Un commentaire final : au Danemark lors des fêtes dans les parcs publics, les gens boivent souvent trop. Les hommes autant que les femmes ouvrent leur braguette ou s'accroupissent pour pisser, essayant peut-être, mais seulement peut-être, de trouver un buisson et sans se préoccuper vraiment qu'il y ait des spectateurs. Une différence clef entre le Danemark et les États-Unis est qu'au Danemark il n'y a pas d'arrestation pour exhibition indécente devant un mineur, ni aucune obligation pour une inscription comme délinquant sexuel, à vie et brisant la vie •

Ken Smith